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DISCOURS PRÉLIMINAIRE

faire des vers latins ; je veux bien même convenir que cet usage a contribué à rendre la lumière plus générale, si néanmoins c’est étendre réellement l’esprit d’un peuple, que d’en étendre la superficie. Cependant il résulte de là un inconvénient que nous aurions dû prévoir. Les savans des autres nations, à qui nous avons donné l’exemple, ont cru avec raison qu’ils écriraient encore mieux dans leur langue que dans la nôtre. L’Angleterre nous a donc imité ; l’Allemagne, où le latin semblait s’être réfugié, commence insensiblement à en perdre l’usage ; je ne doute pas qu’elle ne soit bientôt suivie par les Suédois, les Danois et les Russes. Ainsi, avant la fin du dix-huitième siècle, un philosophe qui voudra s’instruire à fond des découvertes de ses prédécesseurs, sera contraint de charger sa mémoire de sept à huit langues différentes, et après avoir consumé à les apprendre le temps le plus précieux de sa vie, il mourra avant de commencer à s’instruire. L’usage de la langue latine, dont nous avons fait voir le ridicule dans les matières de goût, ne pourrait être que très-utile dans les ouvrages de philosophie dont la clarté et la précision doivent faire tout le mérite, et qui n’ont besoin que d’une langue universelle et de convention. Il serait donc à souhaiter qu’on rétablît cet usage : mais il n’y a pas lieu de l’espérer. L’abus dont nous osons nous plaindre est trop favorable à la vanité et à la paresse, pour qu’on se flatte de le déraciner. Les philosophes, comme les autres écrivains, veulent être lus, et surtout de leur nation. S’ils se servaient d’une langue moins familière, ils auraient moins de bouches pour les célébrer, et on ne pourrait se vanter de les entendre. Il est vrai qu’avec moins d’admirateurs ils auraient de meilleurs juges, mais c’est un avantage qui les touche peu, parce que la réputation tient plus au nombre qu’au mérite de ceux qui la distribuent.

En récompense, car il ne faut rien outrer, nos livres de science semblent avoir acquis jusqu’à l’espèce d’avantage qui semblait devoir être particulier aux ouvrages de belles-lettres. Un écrivain respectable que notre siècle a eu le bonheur de posséder long-temps, et dont je louerais ici les différentes productions si je ne me bornais pas à l’envisager comme philosophe, a appris aux savans à secouer le joug du pédantisnie. Supérieur dans l’art de mettre en leur jour les idées les plus abstraites, il a su, par beaucoup de méthode, de précision et de clarté, les abaisser à la portée des esprits qu’on aurait cru les moins faits pour les saisir. Il a même osé prêter à la philosophie les ornemens qui semblaient lui être les plus étrangers, et qu’elle paraissait devoir s’interdire le plus sévèremeul : et cette har-