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DISCOURS PRÉLIMINAIRE

du calcul différentiel, il mériterait à ce titre une mention honorable. Mais c’est principalement par sa métaphysique que nous voulons l’envisager. Comme Descartes, il semble avoir reconnu l’insuffisance de toutes les solutions qui avaient été données jusqu’à lui des questions les plus élevées, sur l’union du corps et de l’âme, sur la Providence, sur la nature de la matière ; il paraît même avoir eu l’avantage d’exposer avec plus de force que personne les difficultés qu’on peut proposer sur ces questions ; mais, moins sage que Locke et Newton, il ne s’est pas contenté de former des doutes, il a cherché à les dissiper, et de ce côté-là il n’a peut-être pas été plus heureux que Descartes. Son principe de la raison suffisante, très-beau et très-vrai en lui-même, ne paraît pas devoir être fort utile à des êtres aussi peu éclairés que nous le sommes sur les raisons premières de toutes choses ; ses Monades prouvent tout au plus qu’il a vu mieux que personne qu’on ne peut se former une idée nette de la matière, mais elles ne paraissent pas faites pour la donner ; son Harmonie préétablie semble n’ajouter qu’une difficulté de plus à l’opinion de Descartes sur l’union du corps et de l’âme ; enfin son système de l’optimisme est peut-être dangereux par le prétendu avantage qu’il a d’expliquer tout. Ce grand homme paraît avoir porté dans la métaphysique plus de sagacité que de lumière ; mais de quelque manière qu’on pense sur cet article, on ne peut lui refuser l’admiration que méritent la grandeur de ses vues en tout genre, l’étendue prodigieuse de ses connaissances, et surtout l’esprit philosophique par lequel il a su les éclairer.

Nous finirons par une observation qui ne paraîtra pas surprenante à des philosophes. Ce n’est guère de leur vivant que les grands hommes dont nous venons de parler ont changé la face des sciences. Nous avons déjà vu pourquoi Bacon n’a point été chef de secte ; deux raisons se joignent à celle que nous en avons apportée. Ce grand philosophe a écrit plusieurs de ses ouvrages dans une retraite à laquelle ses ennemis l’avaient forcé, et le mal qu’ils avaient fait à l’homme d’état n’a pu manquer de iiuire à l’auteur. D’ailleurs, uniquement occupé d’être utile, il a peut-être embrassé trop de matières, pour que ses contemporains dussent se laisser éclairer à la fois sur un si grand nombre d’objets. On ne permet guère aux grands génies d’en savoir tant ; on veut bien apprendre quelque chose d’eux sur un sujet borné, mais on ne veut pas être obligé à réformer toutes ses idées sur les leurs. C’est en partie pour cette raison que les ouvrages de Descartes ont essuyé en France après sa ùort plus de persécution que leur auteur n’en avait souffert en Hollande pendant sa vie ; ce n’a été qu’avec beaucoup de peine