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DISCOURS PRÉLIMINAIRE

peut-être ne la croyaient pas. Tourmenté et calomnié par des étrangers, et assez mal accueilli de ses compatriotes, il alla mourir en Suède, bien éloigné sans doute de s’attendre au succès brillant que ses opinions auraient un jour.

On peut considérer Descartes comme géomètre ou comme philosophe. Les mathématiques, dont il semble avoir fait assez peu de cas, font néanmoins aujourd’hui la partie la plus solide et la moins contestée de sa gloire. L’algèbre, créée en quelque manière par les Italiens, prodigieusement augmentée par notre illustre Viète, a reçu entre les mains de Descartes de nouveaux accroissemens. Un des plus considérables est sa méthode des indéterminées, artifice très-ingénieux et très-subtil, qu’on a su appliquer depuis à un grand nombre de recherches. Mais ce qui a surtout immortalisé le nom de ce grand homme, c’est l’application qu’il a su faire de l’algèbre à la géométrie ; idée plus vaste et des plus heureuses que l’esprit humain ait jamais eues, et qui sera toujours la clef des plus profondes recherches, non-seulement dans la géométrie, mais dans toutes les sciences physico-mathématiques.

Comme philosophe, il a peut-être été aussi grand, mais il n’a pas été si heureux. La géométrie, qui, par la nature de son objet, doit toujours gagner sans perdre, ne pouvait manquer, étant maniée par un aussi grand génie, de faire des progrès très-sensibles et apparens pour tout le monde. La philosophie se trouvait dans un état bien différent, tout y était à commencer : et que ne coûtent point les premiers pas en tout genre ? le mérite de les faire dispense de celui d’en faire de grands. Si Descartes, qui nous a ouvert la route, n’y a pas été aussi loin que ses sectateurs le croient, il s’en faut beaucoup que les sciences lui doivent aussi peu que le prétendent ses adversaires. Sa méthode seule aurait suffi pour le rendre immortel ; sa dioptrique est la plus grande et la plus belle application qu’on eut faite encore de la géométrie à la physique ; on voit enfin dans ses ouvrages, même les moins lus mainteuant, briller partout le génie inventeur. Si on juge sans partialité ces tourbillons devenus aujourd’hui presque ridicules, on conviendra, j’ose le dire, qu’on ne pouvait alors imaginer rien de mieux : les’observations astronomiques qui ont servi à les détruire étaient encore imparfaites, ou peu constatées ; rien n’était plus naturel que de supposer un fluide qui transportât les planètes ; il n’y avait qu’une longue suite de phénomènes, de raisonnemens et de calculs, et par conséquent une longue suite d’années, qui pût faire renoncer à une théorie si séduisante. Elle avait d’ailleurs l’avantage singulier de rendre raison de la gravitation des corps