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DISCOURS PRÉLIMINAIRE

reux : il semble la borner à la science des choses utiles, et recommande partout l’étude de la nature. Ses autres écrits sont formés sur le même plan ; tout, jusqu’à leurs titres, y annonce l’homme de génie, l’esprit qui voit en grand. Il y recueille des faits, il y compare des expériences, il en indique un grand nombre à faire ; il invite les savans à étudier et à perfectionner les arts, qu’il regarde comme la partie la plus relevée et la plus essentielle de la science humaine : il expose avec une simplicité noble ses conjectures et ses pensées sur les différens objets dignes d’intéresser les hommes ; et il eut pu dire, comme ce vieillard de Térence, que rien de ce qui touche l’humanité ne lui était étranger. Science de la nature, morale, politique, économique, tout semble avoir été du ressort de cet esprit lumineux et profond ; et on ne sait ce qu’on doit le plus admirer, ou des richesses qu’il répand sur tous les sujets qu’il traite, ou de la dignité avec laquelle il en parle. Ses écrits ne peuvent être mieux comparés qu’à ceux d’Hippocrate sur la médecine ; et ils ne seraient ni moins admirés, ni moins lus, si la culture de l’esprit était aussi chère aux hommes que la conservation de la santé. Mais il n’y a que les chefs de secte en tout genre dont les ouvrages puissent avoir un certain éclat ; Bacon n’a pas été du nombre, et la forme de sa philosophie s’y opposait : elle était trop sage pour étonner personne. La scholastique qui dominait de son temps, ne pouvait être renversée que par des opinions hardies et nouvelles ; et il n’y a pas d’apparence qu’un philosophe qui se contente de dire aux hommes, voilà le peu que vous avez appris, voici ce qui vous reste à chercher, soit destiné à faire beaucoup de bruit parmi ses contemporains. Nous oserions même faire quelque reproche au chancelier Bacon d’avoir été peut-être trop timide, si nous ne savions avec quelle retenue, et, pour ainsi dire, avec quelle superstitiou on doit juger un génie si sublime. Quoiqu’il avoue que les scholastiques ont énervé les sciences par leurs questions minutieuses, et que l’esprit doit sacrifier l’étude des êtres généraux à celle des objets particuliers, il semble pourtant par l’emploi fréquent qu’il fait des termes de l’école, quelquefois même par celui des principes scholastiques, et par des divisions et subdivisions dont l’usage était alors fort à la mode, avoir marqué un peu trop de ménagement ou de déférence pour le goût dominant de son siècle. Ce grand homme, après avoir brisé tant de fers, était encore retenu par quelques chaînes qu’il ne pouvait ou n’osait rompre.

Nous déclarons ici que nous devons principalement au chanchelier Bacon l’arbre encyclopédique dont nous avons déjà parlé, et que l’on trouvera à la fin de ce discours. Nous en avions fait