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DE L’ENCYCLOPÉDIE.

ni la charité d’approuver, ou plutôt que la religion réprouve quoiqu’occupé par ses ministres, et dont la France n’a pu s’accoutumer encore à prononcer le nom sans effroi, condamna un célèbre astronome pour avoir soutenu le mouvement de la terre, et le déclara hérétique ; à peu près comme le pape Zacharie avait condamné quelques siècles auparavant un évéque, pour n’avoir pas pensé comme S. Augustin sur les antipodes, et pour avoir deviné leur existence six cents ans avant que Christophe Colomb les découvrît. C’est ainsi que l’abus de l’autorité spirituelle réunie à la temporelle forçait la raison au silence ; et peu s’en fallut qu’on ne défendît au genre humain de penser.

Pendant que des adversaires peu instruits ou malintentionnés faisaient ouvertement la guerre à la philosophie, elle se réfugiait, pour ainsi dire, dans les ouvrages de quelques grands hommes, qui, sans avoir l’ambition dangereuse d’arracher le bandeau des yeux de leurs contemporains, préparaient de loin dans l’ombre et le silence la lumière dont le monde devait être éclairé peu à peu et par degrés insensibles.

À la tête de ces illustres personnages doit être placé l’immortel chancelier d’Angleterre, François Bacon, dont les ouvrages si justement estimés, et plus estimés pourtant qu’ils ne sont connus, méritent encore plus notre lecture que nos éloges. À considérer les vues saines et étendues de ce grand homme, la multitude d’objets sur lesquels son esprit s’est porté, la hardiesse de son style qui réunit partout les plus sublimes images avec la précision la plus rigoureuse, on serait tenté de le regarder comme le plus grand, le plus universel, et le plus éloquent des philosophes. Bacon, né dans le sein de la nuit la plus profonde, sentit que la philosophie n’était pas encore, quoique bien des gens sans doute se flat’assent d’y exceller ; car plus un siècle est grossier, plus il se croit instruit de tout ce qu’il peut savoir. Il commença donc par envisager d’une vue générale les divers objets de toutes les sciences naturelles ; il partagea ces sciences en différentes branches, dont il fit l’énumération la plus exacte qu’il lui fût possible ; il examina ce que l’on savait déjà sur chacun de ces objets ; et fit le catalogue immense de ce qui restait à découvrir : c’est le but de son admirable ouvrage De la dignité et de l’accroissement des connaissances humaines. Dans son louvel organe des sciences, il perfectionne les vues qu’il avait données dans le premier ouvrage ; il les porte plus loin, et fait connaître la nécessité de la physique expérimentale, à laquelle on ne pensait point encore. Ennemi des systèmes, il n’envisage la philosophie que comme cette partie de nos connaissances, qui doit contribuer à nous rendre meilleurs ou plus heu-