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DISCOURS PRÉLIMINAIRE

la vénération si juste et si ancienne que les peuples lui lémoigaient, avait été garantie pour toujours par les promesses de Dieu même. D’ailleurs, quelque absurde qu’une religion puisse être (reproche que l’impiété seule peut faire à la nôtre), ce ne sont jamais les philosophes qui la détruisent : lors même qu’ils enseignent la vérité, ils se contentent de la montrer sans forcer personne à la connaître ; un tel pouvoir n’appartient qu’à l’Être tout-puissant : ce sont les hommes inspirés qui éclairent le peuple, et les enthousiastes qui l’égarent. Le frein qu’on est obligé de mettre à la licence de ces derniers ne doit point nuire à cette liberté gi nécessaire à la vraie philosophie, et dont la religion peut tirer les plus grands avantages. Si le christianisme ajoute à la philosophie les lumières qui lui manquent, s’il n’appartient qu’à la grâce de soumettre les incrédules, c’est à la philosophie qu’il est réservé de les réduire au silence ; et pour assurer le triomphe de la foi, les théologiens dont nous parlons n’avaient qu’à faire usage des armes qu’on aurait voulu employer contre elle.

Mais parmi ces mêmes hommes, quelques uns avaient un intérêt beaucoup plus réel de s’opposer à l’avancement de la philosophie. Faussement persuadés que la croyance des peuples est d’autant plus ferme, qu’on l’exerce sur plus d’objets différens, ils ne se contentaient pas d’exiger pour nos mystères la soumission qu’ils méritent, ils cherchaient à ériger en dogmes leurs opinions particulières ; et c’étaient ces opinions mêmes, bien plus que les dogmes, qu’ils voulaient mettre en sûreté. Par là ils auraient porté à la religion le coup le plus terrible, si elle eût été l’ouvrage des hommes ; car il était à craindre que leurs opinions étant une fois reconnues pour fausses, le peuple qui ne discerne rien, ne traitât de la même manière les vérités avec lesquelles on avait voulu les confondre.

D’autres théologiens de meilleure foi, mais aussi dangereux, se joignaient à ces premiers par d’autres motifs. Quoique la religion soit uniquement destinée à régler nos mœurs et notre foi, ils la croyaient faite pour nous éclairer aussi sur le système du monde, c’est-à-dire, sur ces matières que le Tout-Puissant a expressément abandonnées à nos disputes. Ils ne faisaient pas réflexion que les livres sacrés et les ouvrages des Pères, faits pour montrer avi peuple comme aux philosophes ce qu’il faut pratiquer et croire, ne devaient point sur les questions indifférentes parler un autre langage que le peuple. Cependant le despotisme théologique ou le préjugé l’emporta. Un tribunal devenu puissant dans le midi de l’Europe, dans les Indes, dans le Nouveau-Monde, mais que la foi n’ordonne point de croire,