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parle. Ainsi, lorsqu’une maladie attaque le corps, d’anciennes blessures se réveillent.

[199] Puisqu’il s’acharne contre l’événement, je vais avancer un paradoxe. Au nom des Dieux, puissent mes paroles hardies n’étonner personne ! puissent-elles être pesées avec bienveillance ! Quand l’avenir se serait révélé à tous ; quand tous l’auraient prévu ; quand toi-même, Eschine, tu l’aurais prédit, publié par tes cris, tes vociférations, toi qui n’as pas ouvert la bouche, Athènes ne devait point agir autrement, pour peu qu’elle songeât à sa gloire, à ses ancêtres, à la postérité. [200] Le succès, on le voit ; lui a manqué : sort commun à tous les hommes, lorsque le ciel l’ordonne ainsi. Mais, ayant prétendu au premier rang, elle n’y pouvait renoncer sans être accusée d’avoir livré la Grèce entière à Philippe. Si elle eût abandonné sans combat ce que nos ancêtres ont acheté par tant de périls, quel opprobre pour toi, Eschine ! car on ne l’aurait rejeté ni sur la République, ni sur moi. [201] De quel œil, grands Dieux ! verrions-nous affluer ici les étrangers, si nous fussions tombés où nous sommes, si Philippe eût été nommé chef et maître de la Grèce, et que, pour empêcher ce déshonneur, d’autres eussent combattu sans nous ! sans nous, dont la patrie avait toujours préféré d’honorables dangers à une sûreté sans gloire ! [202] Est-il un Hellène, est-il un Barbare qui ne sache que les Thébains, que les Lacédémoniens, avant eux, au fort de leur puissance, que le roi de Perse lui-même auraient permis, avec joie, avec gratitude, à notre République, de conserver ses possessions, d’y ajouter à son gré, pourvu que, soumise ; elle abandonnât à un autre l’empire de la Grèce ? [203] Mais les vertus héréditaires et leur propre cœur repoussaient loin des Athéniens une telle conduite. Non jamais on n’a pu persuader à Athènes de s’unir à la puissance injuste, de se faire esclave, pour être en sûreté. Combattre pour la prééminence, braver les dangers pour la gloire, voilà ce qu’elle a fait dans tous les temps ! [204] Noble exemple, et si digne de vous, dans votre opinion même, que vous prodiguez l’éloge à ceux de vos ancêtres qui l’ont donné ! Éloge mérité : eh ! comment ne pas admirer la vertu de ces illustres citoyens qui, se retirant sur des vaisseaux, abandonnèrent ville et patrie pour ne pas recevoir la loi ? Ils mirent à leur tête l’auteur de ce conseil, Thémistocle ; tandis que Cyrsilos (112), qui avait parlé de se soumettre, fut lapidé par eux, et sa femme par les femmes d’Athènes. [205] Les Athéniens alors ne cherchaient pas un orateur, un général qui leur assurât une servitude heureuse ; ils n’auraient pas même voulu de la vie sans la liberté. Chacun d’eux se croyait né non seulement pour un père, pour une mère, mais aussi pour la patrie. Où est ici la différence ? L’homme qui se croit né pour ses seuls parents attendra sa mort du destin, de la nature ; mais y joint-il la patrie ? il aimera mieux périr que de la voir esclave ; oui, la mort lui semblera moins redoutable que le déshonneur et l’outrage, inséparables de la servitude.

[206] Si j’osais me vanter de vous avoir inspiré des sentiments dignes de vos ancêtres, vous pourriez tous vous élever contre moi. Mais, je le déclare, vos grandes résolutions sont de vous, et telles avaient été, avant moi, les nobles pensées de la République ; seulement j’ajoute : dans tout ce qu’elle a fait, quelque part est due aussi à mes services. [207] Cependant Eschine accuse mon administration tout entière, il vous irrite contre moi, il me présente comme l’auteur de vos périls, de vos alarmes : et pourquoi ? pour m’enlever une couronne, honneur d’un moment ; mais ce serait vous déshériter des éloges de tous les siècles ! Car, si, condamnant Ctésiphon, vous condamnez mon ministère, on pensera que vous avez failli ; vous n’aurez plus subi la tyrannie du sort. [208] Non, Athéniens, non, vous n’avez pu faillir en bravant les hasards pour le salut et la liberté de la Grèce : j’en jure par nos ancêtres qui ont affronté les périls à Marathon (113), par ceux que Platée a vus rangés en bataille, par les combattants sur mer à Salamine, à Artémisium, par tant d’autres vaillants hommes qui reposent dans les monuments publics ! À tous indistinctement, Eschine, Athènes accorda mêmes honneurs, même sépulture, sans se borner aux heureux et aux vainqueurs. Et c’était justice : car, pour le devoir de braves citoyens, ils l’avaient tous rempli ! mais le sort de chacun fut réglé par le ciel (114). [209] Cependant, misérable scribe, homme exécrable ! c’est pour me ravir l’estime, l’affection de ces citoyens, que tu as parlé de trophées, de batailles, d’anciens exploits : détails parasites dans ton accusation. Et moi, qui venais exhorter la République à se maintenir au premier rang, dis, histrion subalterne, dis quels sentiments je devais porter à la tribune ? ceux d’un lâche orateur, indigne d’Athènes ? La mort eût été mon juste partage !

[210] Athéniens, vous ne devez pas juger dans le même esprit les causes privées et les causes publiques. Les affaires que chaque jour amène se décident d’après les lois et les faits ; mais, dans les grands intérêts de l’État, ayez devant les yeux la grandeur de vos ancêtres. En entrant au tribunal pour un procès politique, chacun de vous doit songer qu’avec les insignes de la magistrature (115) il vient de revêtir le génie d’Athènes, s’il veut ne rien faire qui ne soit digne de nos pères.

391 [211] Cette