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DÉFENSE PAR DÉMOSTHÈNE.

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[1] Avant tout, Athéniens, je demande à tous les Dieux, à toutes les Déesses, que mon zèle constant pour la République et pour chacun de vous se trouve égalé par votre bienveillance envers moi dans ce débat (1) ; ensuite, et ce vœu intéresse hautement votre religion, votre gloire, puissent-ils vous persuader de consulter sur la manière dont vous devez m’entendre, non mon adversaire (ce serait rigoureux), [2] mais les lois et votre serment ! Là, parmi tant de justes promesses, il est écrit : Écouter également les deux parties ; c’est-à-dire, non seulement n’avoir rien préjugé, accorder à toutes deux faveur égale, mais encore laisser à chaque combattant le plan et le genre de défense (2) qu’a choisis sa volonté.

[3] Eschine a sur moi, dans cette lice, de nombreux avantages, deux surtout, hommes d’Athènes ! et bien grands. D’abord, inégalité de péril : car il n’y a point parité aujourd’hui entre moi, déchu de votre bienveillance, et lui, ne gagnant pas sa cause. Pour moi… (3) ; mais je ne veux rien dire de sinistre en commençant. Lui, au contraire, il est au large quand il m’accuse. L’autre avantage, c’est qu’il est dans la nature humaine d’écouter avec plaisir l’accusation et l’invective, l’apologie personnelle avec dépit. [4] Ce qui charme le plus est donc le lot d’Eschine ; ce qui choque presque universellement me reste. Si, dans cette crainte, je tais mes actions, vous croirez que je ne puis ni détruire les charges, ni montrer mes titres à une récompense. Si je parcours ma vie publique et privée, me voilà forcé de parler souvent de moi. Je tâcherai, du moins, de le faire avec toute la mesure possible ; et le langage que la nature de la cause pourra m’imposer doit s’imputer au provocateur de cette lutte étrange.

[5] Vous conviendrez tous, je pense, ô juges ! que ces débats me sont communs avec Ctésiphon, et que je ne leur dois pas moins d’efforts que lui (4). Être dépouillé de tout est chose triste et cruelle, surtout dépouillé par un ennemi : mais perdre votre bienveillance, votre affection, est un malheur d’autant plus grand que cette possession est plus précieuse. [6] Puisque tels sont les gages du combat, je crois juste, je vous supplie tous d’entendre ma défense avec l’impartialité prescrite par ces lois qu’a jadis portées Solon dans son amour pour vous, pour la démocratie, et dont il crut devoir assurer l’empire, et par des tables gravées, et par le serment de vos tribunaux : non qu’à mon sens, il se défiât de vous ; [7] mais il voyait que les inculpations, les calomnies, où l’accusateur, parlant le premier, puise sa force, atteindraient invinciblement l’accusé, si chacun de vous, juges, fidèle jusqu’au bout à sa religion, n’accueillait favorablement le second orateur, et, à l’aide d’une attention également partagée, ne formait une complète décision.

[8] Devant donc en ce jour, vous le voyez, rendre compte de ma vie entière comme particulier, comme homme public, j’ai invoqué, j’invoque encore les Immortels ; oui, devant vous, je les conjure que ma constante bienveillance pour la patrie, pour vous tous, ils vous l’inspirent tout entière pour moi dans ces assauts. Puissent-ils aussi vous dicter à tous l’arrêt que réclament et l’honneur national, et la conscience du citoyen !

[9] Si Eschine se fût borné à l’objet de sa poursuite, c’est le décret du Conseil que je me hâterais de justifier ; mais, puisqu’une moitié de sa discussion s’épuise en divagations, en impostures contre moi, je crois nécessaire et juste, hommes d’Athènes ! d’y répondre d’abord brièvement, afin que nul de vous, entraîné par ces écarts, ne m’écoute avec prévention sur l’accusation elle-même.

[10] À ses invectives, à ses diffamations contre ma personne, voici ma réponse : voyez combien elle est simple et solide. Si vous me connaissez tel que l’accusateur m’a dépeint (et j’ai toujours vécu au milieu de vous), fermez-moi la bouche, et, mon administration eût-elle été une merveille, levez-vous et condamnez (5). Mais, si vous me réputez bien meilleur que lui et de meilleure origine ; si, pour parler modestement, vous savez que moi et les miens ne le cédons à aucune honnête famille, ne l’en croyez point, même sur le reste : évidemment il a tout inventé ; pour moi, cette bonté que vous m’avez toujours témoignée dans beaucoup d’autres procès, aujourd’hui encore qu’elle se déploie !

[11] Malicieux Eschine, quoi ! tu as été assez simple pour croire que, laissant là mes actes politiques, je me tournerais tout entier contre tes insultantes personnalités ! Non, non, je ne ferai point cette folie. Tes mensonges, tes calomnies