pendant, me disais-je, c’est un habile homnoie. J’étais
tenté à chaque phrase, de m’écrier avec Racine, Ah ! le bourreau (i)[1] ! mais le préjugé étouffait en moi la voix secrète qui condamnait le traducteur, et m’aurait fait regarder
cette parole comme un blasphème. Enfin, un vif amour
pour l’éloquence mâle de Démosthène, dont les beautés
me transportaient, et me faisaient désirer ardemment de
les faire passer dans notre langue, s’il était possible ; cet
amour, plus fort que le préjugé, me fit entreprendre de
traduire l’exorde de son discours pour la couronne, et
m’inspira la hardiesse de comparer ma traduction à celle
de Tourreil, de trouver la mienne un peu meilleure, un
peu plus approchante de l’original. Me défiant de l’amour-propre,
qui est un juge récusable, je consultai un de mes
amis, d’un goût fin et solide, qui me confirma dans mon
sentiment et dans mon entreprise. J’y fus confirmé encore
par M. l’abbé d’Olivet, k qui je lus ce même exorde. Cet
excellent traducteur en fut content, le trouva, tout informe
qu’il était, d’un meilleur goût que celui de Tourreil, et
m’exhorta à continuer cette traduction. Je l’ai continuée,
m’étant convaincu moi-même qu’on pouvait traduire Démosthène,
quoiqu’il eût été traduit par Tourreil ; et que,
si on aimait ce grand orateur, c’était une raison de plus
pour le traduire.
J’ai dit, avec la sincérité dont je me pique, dans le dis cours préliminaire mis à la tête du premier volume, ce que je pensais de la traduction de M. de Tourreil et de M. l’abbé
- ↑ (i) M. de Tourreil lisait sa traduction dans une compagnie d’hommes de lettres, parmi lesquels était Racine ; celui-ci, indigné de voir que, dans plus d’un endroit, le traducteur défigurait la noble simplicité de Démosthène par de faux brillans et des ornemens étrangers, se tourna du côté de Boileau, auprès duquel il était, et lui dit tout bas : Ah ! le bourreau ! il veut donner de l’esprit à Démosthène.