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MÉMOIRES D'UN PAYSAN BAS-BRETON

que lui : le malheureux ne pouvait en apprendre deux pages qu’en en oubliant deux autres. Je ne dirai pas ici les profits que j’ai tirés de ces deux petits volumes précieux et sacrés, puisque je compte écrire tout ça plus tard. Les savants assurent qu’il n’y a pas d’effet sans cause. Alors, je dois attribuer au pasteur protestant de Privas un changement dans mon existence, produit par le cadeau qu’il me fit.

En effet, un jour, j’étais étendu sur mon lit, en train de lire le passage de la mer Rouge par les Hébreux, lorsque le fourrier vint demander mon livret pour quelque petite rectification ; me voyant un livre à la main, il me dit :

— Tiens ! vous savez donc lire, vous ?

— Un peu, fourrier.

— Cependant, votre livret porte que vous ne savez ni lire ni écrire.

— J’ai appris ça depuis mon arrivée au corps.

— Chez les Turcs, alors, car ailleurs ça ne vous a pas été possible.

— Un peu partout.

Mais mon camarade de lit, qui était là et à qui je venais d’expliquer l’histoire épouvantable de Loth et de Sodome, alla plus loin que moi et beaucoup plus loin que je n’aurais voulu :

— Bien sûr que oui, dit-il, qu’il sait lire et écrire, aussi bien et mieux que le caporal, et il sait toute la théorie par cœur et bien d’autres choses encore.

— Ah ! oui ! répondit le fourrier en s’en allant, nous allons voir ça.

Le fourrier parti, ce que j’ « engueulai » mon camarade pour avoir eu la langue trop longue, lui qui pensait me faire du bien !

Le fourrier ne manqua pas de dire la chose au sergent-major, et le sergent au capitaine qui me fit appeler chez lui et, après s’être assuré des faits qu’on lui avait racontés sur moi, il voulut tout de suite me porter sur le tableau d’avancement en qualité de candidat au caporalat. J’eus beau protester de mon ignorance de la langue française, de mon écriture défectueuse, de ma jeunesse, de mon inexpérience : tout fut inutile. Il fit faire immédiatement un état supplémentaire d’élèves-caporaux qu’il expédia au colonel après y avoir