Page:Déguignet - Mémoires d un paysan bas breton.djvu/61

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
178
LA REVUE DE PARIS

point de débarquement pour les Français. Depuis la soupe de midi, nous étions déjà en branle-bas pour entrer en possession de nos sacs et de nos fusils, qui avaient été déposés au fond du navire. Aussi, en arrivant dans le port, étions-nous prêts à débarquer ; mais nous avions encore un repas à manger, toute notre journée devant compter à bord ; nos bons amis les Anglais, sachant que nous ne pouvions le manger de suite, nous servirent de la viande froide, des biscuits et du vin que nous pouvions emporter. Après la distribution, nous descendîmes dans de grands chalands manœuvrés par des Turcs, qui nous conduisirent sur la terre ferme, « sur le plancher des vaches », que nous n’avions pas foulé depuis quinze jours.

En mettant pied à terre, je vis des officiers et des sous- officiers du 26e de ligne, dans lequel nous étions versés. J’en remarquai un qui portait des galons de sous-lieutenant sur une capote de soldat ; les sous-officiers avaient des pantalons, des capotes et des casquettes écrasées, on ne savait trop de quelle couleur ; toutes les figures étaient délabrées et bronzées. Nous étions frais et bien habillés auprès de ceux-là. Hélas ! combien de temps resterions-nous en ce bel état ; beaucoup ne sont pas revenus dans leur pays pour le dire. On nous mit en rangs, et je ne fus pas peu surpris de voir des sous-officiers déployant des feuilles et faisant l’appel par compagnie, comme si nous étions au 37e. Comment et par où nos noms étaient-ils arrivés là avant nous ? Je ne savais pas qu’un petit vapeur français, qui faisait le service de courrier entre Marseille et Sébastopol, était arrivé à Kamiech huit jours avant nous et qu’il avait apporté les listes des détachements attendus.

L’appel fini, on se mit en route pour le camp. Après avoir traversé « la ville en bois » de Kamiech, nous nous trouvâmes en vue des lignes de tentes qui s’allongeaient à perte de vue vers notre droite. Bientôt nous rencontrâmes des redoutes, des retranchements, des parallèles, qui avaient été les travaux préliminaires du siège. Partout on voyait des boulets, des mitrailles, des bombes éclatées ou entières, des lambeaux de gibernes et de ceinturons. Il y avait sur un plateau un télégraphe aérien, dont les grands bras ne cessaient de remuer