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LA REVUE DE PARIS

voix, il y eut des explications entre les commandants. Bientôt on renoua les câbles. On ne voulut pas, cependant, repartir avant que l’ancre fût complètement ajustée à sa place.

Après ce coup, nous arrivâmes sans autre accident à Constantinople. D’après les poètes, les artistes et tous les grands amateurs de la belle nature, il n’y a nulle part un coup d’œil plus admirable que celui que procure Constantinople vue de la rade. Moi, qui n’étais ni poète, ni artiste et fort peu connaisseur en belle nature, ce que j’admirais le plus, c’étaient toutes ces maisons blanches, ces dômes, ces minarets et ces arbres à branches tombantes qui se reflétaient dans la mer. Nous passâmes sans nous arrêter. Au milieu de la rade, notre vapeur frôla un petit bateau turc et le remous produit par la grande roue de babord fit chavirer et plonger ce petit bateau : il disparaissait sous l’eau au moment où nous passions à côté de lui ; les quatre hommes qui le montaient avaient déjà gagné une chaloupe qui se trouvait non loin de là.

Les quais étaient couverts de monde dont les trois quarts, au moins, étaient des soldats turcs qui nous regardaient passer sans rien dire, quoique nous criions cependant assez fort : Vivent les soldats turcs ! Vive la France ! Vive l’empereur ! Vive le sultan ! À nous Sébastopol ! Ils ne nous entendaient pas, sans doute. Il y avait des soldats qui disaient : « Quel tas d’abrutis ! Ils ne comprennent donc rien ces imbéciles-là ! C’est cependant pour eux que nous allons nous faire tuer. » Mais les navires marchaient toujours, et bientôt nous eûmes dépassé le Bosphore ; nous étions maintenant dans la mer Noire.

J’avais entendu dire par de vieux marins que la mer Noire était, en effet, noire comme de l’encre, qu’elle sentait mauvais et qu’elle communiquait avec l’enfer. Ces contes de marins qui n’avaient jamais vu la mer Noire, me revinrent à la mémoire et, instinctivement, je me penchai sur l’eau pour bien l’observer. Je vis bien qu’elle n’était pas plus noire que la Méditerranée ; seulement elle n’avait pas à refléter les cottages verdoyants de la mer de Marmara, des Dardanelles et du Bosphore. Quoiqu’elle ne fût pas en fureur, ce jour-là, ses vagues étaient grosses, elles faisaient cabrer notre navire