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LA REVUE DE PARIS

Le 23 août, juste le jour anniversaire de mon engagement, nous embarquâmes à bord du Liverpool, transport anglais : c’était un voilier, mais il était remorqué par un transport à vapeur, à bord duquel il y avait un autre détachement provenant de la garnison de Lyon. Embarqués à dix heures du matin, nous ne nous mîmes en route que vers cinq heures du soir. Au moment du départ, tout le monde était debout sur le pont, agitant des casquettes ou des mouchoirs et criant : Vive l’empereur ! Vive la France ! Adieu la France ! Il y en avait qui pleuraient, d’autres chantaient.

Les Anglais nous avaient servi déjà deux repas, qui furent trouvés excellents ; ils nous avaient donné du biscuit blanc, beaucoup meilleur que le biscuit français, de la viande fraîche et du bon vin. Aussi, parmi les cris que l’on poussait, on entendait : Vivent les Anglais ! Une heure après le départ, lorsque les navires eurent gagné la haute mer et que les vagues commencèrent à nous bercer, on ne chantait plus. On courait de bâbord à tribord ou vers la poulaine, pour restituer tout ce que nous avions mangé dans la journée. C’était là ce fameux mal de mer dont j’avais entendu souvent parler ! Un instant après, nous étions tous comme des morts, nos figures toutes blanches, toutes décomposées, comme les figures de cadavres ; on se regardait tout triste, tout abattu, sans se parler ; les Anglais riaient sous cape ; ils devaient se dire : « Voilà les soldats qui veulent aller prendre Sébastopol ! »

Le lendemain matin, presque personne ne se présenta pour prendre le café. Nous étions arrangés à huit par plat ; dans le mien, nous ne vînmes que trois, et nous eûmes à boire et à manger pour huit. Nous partageâmes le café et le rhum, que nous mîmes dans nos petits bidons. Ce ne fut qu’au bout de deux jours que beaucoup d’hommes se trouvèrent à peu près remis.

Les Anglais nous laissaient libres d’aller et venir, de nous asseoir, de jouer aux cartes et au loto, de nous coucher où nous voulions. J’avais trouvé, vers le milieu du navire, en dehors du bastingage, un trou tout entouré de cordes et qui ressemblait à une cage. C’était là que j’allais me reposer, la nuit comme le jour, quand le sommeil me prenait.

Le quatrième jour, dans l’après-midi, nous arrivions à