Page:Déguignet - Mémoires d un paysan bas breton.djvu/34

Cette page a été validée par deux contributeurs.
859
MÉMOIRES D’UN PAYSAN BAS-BRETON

vend à boire et à manger, loge à pied. J’étais à pied, même pieds nus : je ne voulais pas aller voyager avec des galoches qui étaient trop lourdes, et je ne voulais pas non plus acheter des souliers pour deux jours. J’entrai dans la maison. Je tombais bien ; aussitôt entré, je reconnus la patronne : c’était une paysanne que j’avais bien connue à Ergué-Gabéric. Je fus bien reçu, et je n’avais rien à craindre pour mon argent, car on me donna une petite chambre pour moi tout seul. Pour le souper, je ne lui fis pas grand honneur ; j’avais tant bu dans la journée que mon estomac ne pouvait rien recevoir. J’avais hâte aussi d’aller dans ma chambre. Je réglai mon compte tout de suite et dis à la patronne que je partirais de belle heure le lendemain matin.

Une fois dans ma chambre, je m’empressai de déployer ma ceinture et j’y plaçai mon argent, pièce par pièce, dans des petits compartiments séparés par une couture, afin que les pièces ne pussent se réunir sur un même point et former une bosse. Ceci fait, je posai ma ceinture sous ma chemise, sur la peau, puis je m’étendis sur le lit sans le défaire. Je ne dormis guère cette nuit-là, et, quand je m’endormais un instant, il me venait des rêves épouvantables : je me voyais poursuivi sur la route de Rosporden par des voleurs avec des pistolets et des cordes ; à d’autres moments, je croyais entendre la porte s’ouvrir doucement, et je voyais entrer une femme et, derrière elle, un homme, un grand couteau à la main. Chaque fois que je me réveillais, je me levais sur mon séant en portant involontairement ma main à ma ceinture et fixant mes yeux tout autour de la chambre ; une fois même j’allai voir si la porte était réellement bien fermée. J’entendais sonner les heures à la cathédrale. Aussitôt que j’entendis sonner les quatre heures, je me levai : je pensais sortir sans réveiller personne ; mais la porte était fermée et je fus obligé d’appeler.

La bourgeoise descendit bientôt, en me disant que j’avais bien le temps, que les jours étaient longs, et comme je n’avais rien mangé la veille, elle me dit que je ferais bien de prendre quelque chose avant de partir. Elle me mit sur la table de la viande, du beurre et du pain ; tout en me servant, elle regardait mes pieds :

— Je ne m’étonne pas, dit-elle, que je ne vous aie