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LA REVUE DE PARIS

sous les ordres du prince Napoléon. On mangeait et on buvait fort, chaud ou froid ; chacun prenait ce qui lui plaisait. Les cris et les vivats se faisaient entendre autour de toutes les tables. Chacun criait et parlait dans sa langue, on se comprenait tous, ou du moins on croyait se comprendre.

Moi, j’essayai de voir si ma petite grammaire avait porté les fruits que j’en attendais. J’écoutais parler les Italiens, et je m’aperçus avec plaisir que je comprenais beaucoup de mots, quand on ne parlait pas trop vite. J’entendais les Toscans qui disaient : « Oui, les amis, vous êtes nos frères, plus que nos frères, nos sauveurs ! » Et les Français qui répondaient : « Oh ! oui, il est bon, ce vin et surtout ce punch. Nous n’avons jamais rien bu de si bon en France. » Les autres reprenaient : « Nous allons aussi combattre avec vous et à côté de vous pour chasser le maudit Tudesque, qui nous asservit depuis si longtemps. » Le Français répondait : « Oui, sûr, qu’elles sont belles, les filles de la Toscane : on dirait des anges tombés du ciel. » Mais tout ça était confondu, noyé par les cris de : Viva la Francia ! Viva l’Italia ! Viva l’independenza ! Viva la libertà ! Viva i soldati francesi ! Viva i nostri salvatori et viva tutti !

Depuis longtemps, je cherchais à placer quelques mots italiens pour voir si l’on m’aurait compris : bientôt j’en trouvai l’occasion. Un homme, assis à notre table et qui paraissait avoir une certaine influence sur ses compatriotes, se lève et en tendant son verre pour trinquer à la française dit : Alla Francia, ai sui fanciulli valorosi. À tout hasard, je répondis : All’independenza italiana, alla sua unione ed alla sua libertà ! Ce fut alors un tonnerre d’exclamations et de vivats ; je faillis être étouffé ; tout le monde voulait m’embrasser et me serrer les mains : tous affirmaient que je parlais l’italien à merveille.

Je fus écrasé sous des flots de discours et de questions auxquels je ne comprenais plus rien, tellement ils étaient nombreux, variés et précipités. Heureusement, la nuit s’avançait et le sommeil de la fatigue et du vin commençait à nous gagner. Je priai mes deux amis qui m’avaient porté là de me montrer le chemin pour aller à l’église me reposer dans la paille. En traversant les rues et la place, j’étais aveuglé