Il m’a pris les deux mains, encore revêtu de ses ornements sacerdotaux.
— Madame la baronne, soyez fière, oui, soyez fière de votre noble époux !
Je m’attendrissais, et tenez, je m’attendris encore.
Mes enfants, soyez fiers, oui, fiers de votre père !
— Mais enfin, si on dînait ? fit Calixte.
— En effet, à l’instant, puisque tout le monde est là. Que font donc les gens ? Vois un peu, Annette.
La jeune fille sortit ; dès le vestibule on l’entendit s’exclamer, puis elle revint en hâte, émue :
— Mon Dieu, maman, le couvert n’est pas mis ; il n’y a rien du tout, mais rien, pour dîner.
— Comment ! Encore ? intervint le baron ; est-ce bien possible ? Il n’y a guère que huit jours je vous ai remis un billet de mille francs, baronne.
— Voilà, c’est vrai ; j’ai donné le billet à Raynaut pour qu’il allât le changer ; il n’est revenu que le lendemain ; il rapportait trois cents francs.
— Ah ! ça, qu’est-ce que tu en as fait, brigand ?
— Dame, j’ai essayé ma chance avec ; je comptais le tripler, j’ai perdu.
— Voleur ! bandit ! canaille !
— Chut, fit doucement la baronne, apaisant son mari du geste ; songez un peu, mon ami, il aurait bien pu ne rien rapporter du tout.
— C’est vrai, fit le père soudain calmé ; mais enfin, des trois cents, il en reste…
— Sûrement, sonne Calixte.
Un valet de pied parut :
— Appelle Joséphine, Jean.
Et quand la cuisinière vint, une vieille vendéenne au service de la famille, depuis vingt ans, qui avait connu ses beaux jours :
— Qu’est-ce que tu as fait de l’argent que je t’ai donné l’autre jour ? demanda la baronne.
— Madame la baronne m’a donné deux cents francs, j’ai payé le charbonnier, le laitier…
— Imbécile ! interrompit le baron ; qui t’avait dit de payer ?
— Mais, monsieur, ils ne voulaient plus fournir.
— On les change, parbleu.
— C’est que j’ai épuisé tout le quartier. Nous avons eu hier à diner dix personnes étrangères, et à déjeuner six avant-hier, tous les jours du monde ! j’ai retourné chez le pharmacien reporter des fioles vides, j’ai réuni vingt-cinq sous.
— Eh bien ! cours aux provisions, puisque tu as vingt-cinq sous.
— Je les ai dépensés à quatre heures ; Mam’zelle Annette m’a envoyé chercher des gâteaux pour le goûter des demoiselles qui sont venues la voir.
— Que faire, que faire ? soupira le père navré, le front dans ses mains : moi, parbleu je puis attendre, j’ai mangé à la buvette de la Chambre ; tu n’as pas d’argent, toi, Joséphine ?
— Plus un sou, Monsieur le baron.
— Et ton fils Jean, le valet de chambre ?
— Pas davantage, monsieur le baron, il a dîné tout à l’heure chez le concierge qui l’a invité.
— Ah ! le maraud ! Allons, les enfants, prenez vos chapeaux, nous allons aller voir la reine chez Hougonet : il y aura un bon buffet.
Cependant la baronne avait renversé sa bourse, et une série de médailles, de petites croix, un chapelet tintaient sur la table. Tous s’approchèrent.
— Il n’y aurait pas là-dedans ?.…
— Je l’espérais ; mais non, je me souviens, après le sermon M. le curé a fait la quête lui-même, je l’ai donné le louis, je ne pouvais pas agir autrement.
— En effet, approuva l’entourage.
Les jeunes gens se levaient bâillant de faim ; ils s’étiraient, les bras jetés au plafond d’un air de découragement las : le père tournait dans la pièce, cherchant une idée, invectivant la République.
— Sous les rois, les nobles avaient table ouverte au palais, les reliefs de l’escarcelle royale emplissaient la bourse des fidèles.
— À présent, vint dire Annette, coiffée de ses jolis cheveux blonds avec sa souple taille onduleuse, toujours gracieuse dans sa robe défraîchie, à présent je n’ai plus de gants propres, moi.
— Mais je t’en ai acheté douze douzaines aux étrennes.
— Sans doute, des gants crème !
— Hé bien ?
— Ça ne dure pas, des gants crème ; il m’en reste trois, encore ils sont sales et de la même main.
— Mets-les tout de même. Pour entrer chez la reine, les de Sonas n’ont pas besoin de montrer patte blanche !