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je fus consterné ne renversa point tellement les facultés de mon âme, que je ne me sois souvenu depuis de tout ce qui m’arriva en cet instant. Car dès que la flamme eut dévoré un rang de fusées, qu’on avoit disposées six à six, par le moyen d’une amorce qui bordoit chaque demi-douzaine, un autre étage s’embrasoit, puis un autre ; en sorte que le salpêtre prenant feu, éloignoit le péril en le croissant. La matière toutefois étant usée fit que l’artifice manqua ; et lorsque je ne songeois plus qu’à laisser ma tête sur celle de quelque montagne, je sentis (sans que je remuasse aucunement) mon élévation continuée, et ma machine prenant congé de moi, je la vis retomber vers la terre. Cette aventure extraordinaire me gonfla le cœur d’une joie si peu commune, que ravi de me voir délivré d’un danger assuré, j’eus l’impudence de philosopher là-dessus. Comme donc je cherchois des yeux et de la pensée ce qui en pouvoit être la cause, j’aperçus ma chair boursouflée, et grasse encore de la moelle dont je m’étois enduit pour les meurtrissures de mon trébuchement ; je connus qu’étant alors en décours, et la Lune pendant ce quartier ayant accoutumé de sucer la moelle des animaux (38), elle buvoit celle dont je m’étois enduit avec d’autant plus de force que son globe étoit plus proche de moi, et que l’interposition des nuées n’en affoiblissoit point la vigueur.

Quand j’eus percé selon le calcul que j’ai fait depuis beaucoup plus des trois quarts du chemin qui sépare la Terre d’avec la Lune, je me vis tout d’un coup choir les pieds en haut, sans avoir culbuté en aucune façon, encore ne m’en fussé-je pas aperçu, si je n’eusse senti ma tête chargée du poids de mon corps. Je connus bien à la vérité que je ne retombois pas vers notre monde ; car encore que je me trouvasse entre deux Lunes, et que je remarquasse fort bien que je m’éloignois de l’une à