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plus raisonnables, et je ne faisois encore que d’arriver du Royaume de Vérité, mon pays natal.

« Ce n’est pas que je ne connusse bien que cette Nation des Amans vivoit avec beaucoup plus de douceur et d’indulgence que la nôtre ; car encore que chacun publiât que ma vue blessoit dangereusement, que mes regards faisoient mourir, et qu’il sortoit de mes yeux de la flamme qui consumoit les cœurs, la bonté cependant de tout le monde, et principalement des jeunes hommes, étoit si grande, qu’ils me caressoient, me baisoient et m’embrassoient, au lieu de se venger du mal que je leur avois fait. J’entrai même en colère contre moi pour les désordres dont j’étois cause, et cela fit qu’émue de compassion, je leur découvris un jour la résolution que j’avois prise de m’enfuir. « Mais hélas ! comment vous sauver ? s’écrièrent-ils tous, se jetant à mon cou, et me baisant les mains : votre maison de toutes parts est assiégée d’eau, et le danger paroît si grand, qu’indubitablement sans un miracle, vous et nous serions déjà noyés. »

— Quoi donc ! interrompis-je[1], la contrée des Amans est-elle sujette aux inondations ? — Il le faut bien dire, me répliqua-t-elle, car l’un de mes Amoureux (et cet homme ne m’auroit pas voulu tromper, puisqu’il m’aimoit) m’écrivit que du regret de mon départ il venoit de répandre un océan de pleurs. J’en vis un autre qui m’assura que ses prunelles depuis trois jours avoient distillé une source de larmes ; et comme je maudissois pour l’amour d’eux l’heure fatale où ils m’avoient vue, un de ceux qui se comptoient du nombre de mes esclaves, m’envoya dire que la nuit précédente ses yeux débordés avoient fait un déluge. Je m’allois ôter du monde, afin

  1. Var. d’un autre tirage : « interrompit notre historienne ».