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pouvoit venir, et nous trouvâmes, sur la rive du fleuve Imagination, un vieillard tombé à la renverse qui poussoit de grands cris. Les larmes de compassion m’en vinrent aux yeux ; et la pitié que j’eus du mal de ce misérable, me convia d’en demander la cause. « Cet homme, me répondit Campanella, se tournant vers moi, est un Philosophe réduit à l’agonie, car nous mourons plus d’une fois ; et comme nous ne sommes que des parties de cet Univers, nous changeons de forme pour aller reprendre la vie ailleurs ; ce qui n’est point un mal, puisque c’est un chemin pour perfectionner son être, et pour arriver à un nombre infini de connoissances. Son infirmité est celle qui fait mourir presque tous les grands hommes. »

Son discours m’obligea de considérer le malade plus attentivement, et dès la première œillade j’aperçus qu’il avoit la tête grosse comme un tonneau, et ouverte par plusieurs endroits. « Or sus ! me dit Campanella, me tirant par le bras, toute l’assistance que nous croirions donner à ce moribond seroit inutile et ne feroit que l’inquiéter. Passons outre, aussi bien son mal est incurable. L’enflure de sa tête provient d’avoir trop exercé son esprit ; car encore que les espèces dont il a rempli les trois organes ou les trois ventricules de son cerveau, soient des images fort petites, elles sont corporelles, et capables par conséquent de remplir un grand lieu quand elles sont fort nombreuses. Or vous saurez que ce Philosophe a tellement grossi sa cervelle, à force d’entasser image sur image, que ne les pouvant plus contenir, elle s’est éclatée. Cette façon de mourir est celle des grands Génies, et cela s’appelle crever d’esprit. »

Nous marchions toujours en parlant ; et les premières choses qui se présentoient à nous, nous fournissoient matière d’entretien. J’eusse pourtant bien voulu sortir