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quin, n’étoit-il pas vraisemblable que je serois observé et reconnu incontinent, et que le contre-charme de ce danger étoit le personnage de gueux, dont le rôle se joue sous toutes sortes de visages ? Et puis quand cette ruse n’auroit pas été projetée, avec toutes les circonspections qui la dévoient accompagner, je pense que parmi tant de funestes conjonctures, c’étoit avoir le jugement bien fort de ne pas devenir insensé.

J’avançois donc chemin, quand tout à coup je me sentis obligé de rebrousser arrière ; car mon vénérable Geôlier, et quelque douzaine d’Archers de sa connoissance, qui l’avoient tiré des mains de la racaille, s’étant ameutés, et patrouillant toute la Ville pour me trouver, se rencontrèrent malheureusement sur mes voies. D’abord qu’ils m’aperçurent avec leurs yeux de lynx, voler de toute leur force, et moi voler de toute la mienne, fut une même chose. J’étois si légèrement poursuivi, que quelquefois ma liberté sentoit dessus mon cou l’haleine des Tyrans qui la vouloient opprimer ; mais il sembloit que l’air qu’ils poussoient en courant derrière moi, me poussât devant eux. Enfin le Ciel ou la peur me donnèrent quatre ou cinq ruelles d’avance. Ce fut pour lors que mes chasseurs perdirent le vent et les traces ; moi la vue et le charivari de cette importune vénerie (163). Certes qui n’a franchi, je dis en original, des agonies semblables, peut difficilement mesurer la joie dont je tressaillis, quand je me vis échappé. Toutefois parce que mon salut me demandoit tout entier, je résolus de ménager bien avaricieusement le temps qu’ils consommoient pour m’atteindre. Je me barbouillai le visage, frottai mes cheveux de poussière, dépouillai mon pourpoint, dévalai mon haut-de-chausses, jetai mon chapeau dans un soupirail ; puis ayant étendu mon mouchoir dessus le pavé, et disposé aux coins quatre petits cailloux, comme les malades