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gré, mal gré, de se donner l’être les uns aux autres, et non pas ainsi que les hommes, qui ne les engendrent que selon leurs caprices, et qui en leur vie n’en peuvent engendrer au plus qu’une vingtaine, au lieu que les choux en peuvent produire quatre cent mille par tête. De dire que Dieu a pourtant plus aimé l’homme que le chou, c’est que nous nous chatouillons pour nous faire rire : étant incapable de passion, il ne sauroit ni haïr ni aimer personne ; et, s’il étoit susceptible d’amour, il auroit plutôt des tendresses pour ce chou que vous tenez, qui ne sauroit l’offenser, que pour cet homme dont il a déjà devant les yeux les injures qu’il lui doit faire et qui voudroit le détruire s’il le pouvoit. Ajoutez à cela que l’homme ne sauroit naître sans crime, étant une partie du premier criminel (97) ; mais nous savons fort bien que le premier chou n’offensa pas son Créateur au Paradis terrestre. Si on dit que nous sommes faits à l’image du Souverain Être, et non pas le chou ? Quand il seroit vrai, nous avons en souillant notre âme par où nous lui ressemblons effacé cette ressemblance, puisqu’il n’y a rien de plus contraire à Dieu que le péché. Si donc notre âme n’est plus son portrait, nous ne lui ressemblons pas plus par les pieds, par les mains, par la bouche, par le front et par les oreilles, que le chou par ses feuilles, par ses fleurs, par sa tige, par son trognon, et par sa tête. Ne croyez-vous pas en vérité si cette pauvre plante pouvoit parler quand on la coupe, qu’elle ne dit : « Homme, mon cher frère, que t’ai-je fait qui mérite la mort ? Je ne croîs que dans les jardins, et l’on ne me trouve jamais en lieu sauvage où je vivrois en sûreté ; je dédaigne d’être l’ouvrage d’autres mains que les tiennes, mais à peine suis-je semé dans ton jardin, que pour te témoigner ma complaisance, je m’épanouis, je te tends les bras, je t’offre mes enfans en graine, et pour récom-