Page:Cyrano de Bergerac - L autre monde ou Les états et empires de la lune et du soleil, nouv éd, 1932.djvu/146

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Après que j’eus crié la même chose aux cinq grandes places de la Cité, j’aperçus mon Avocat qui me tendoit la main pour m’aider à descendre. Je fus bien étonné de reconnoître, quand je l’eus envisagé, que c’étoit mon Démon. Nous fûmes une heure à nous embrasser : « Et venez-vous-en chez moi, me dit-il, car de retourner en Cour après une amende honteuse, vous n’y seriez pas vu de bon œil. Au reste il faut que je vous dise que vous seriez encore parmi les Singes aussi bien que l’Espagnol votre compagnon, si je n’eusse publié dans les compagnies la vigueur et la force de votre esprit, et brigué contre les Prophètes, en votre faveur, la protection des Grands. » La fin de mes remercîmens nous vit entrer chez lui ; il m’entretint jusqu’au repas des ressorts qu’il avoit fait jouer pour contraindre les Prêtres, malgré tous les plus spécieux scrupules dont ils avoient embabouiné la conscience du Peuple, à se déporter d’une poursuite si injuste. Mais comme on nous eut avertis qu’on avoit servi, il me dit qu’il avoit pour me tenir compagnie ce soir-là, prié deux Professeurs d’Académie de cette Ville de venir manger avec nous. « Je les ferai tomber, ajouta-t-il, sur la Philosophie qu’ils enseignent en ce Monde-ci, et par même moyen vous verrez le fils de mon hôte. C’est un jeune homme autant plein d’esprit que j’en aie jamais rencontré ; ce seroit un second Socrate s’il pouvoit régler ses lumières et ne point étouffer dans le vice les grâces dont Dieu continuellement le visite, et ne plus affecter le libertinage comme il fait par une chimérique ostentation et une affectation de s’acquérir la réputation d’homme d’esprit. Je me suis logé céans pour épier les occasions de l’instruire. » Il se tut comme pour me laisser à mon tour la liberté de discourir ; puis il fit signe qu’on me dévêtit des honteux ornemens dont j’étois encore tout brillant.