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Démon. Je lui demandai si c’était une obligation pour la valeur de l’écot. Il me repartit que non ; qu’il ne lui devoit plus rien, et que c’étoient des Vers. « Comment, des Vers ? lui répliquai-je, les Taverniers sont donc ici curieux de rimes ? — C’est, me dit-il, la monnoie du pays, et la dépense que nous venons de faire céans s’est trouvée monter à un sixain (70) que je lui viens de donner. Je ne craignois pas demeurer court ; car quand nous ferions ici ripaille pendant huit jours, nous ne saurions dépenser un Sonnet, et j’en ai quatre sur moi, avec deux Épigrammes, deux Odes et une Églogue. — (Ha ! vraiment, dis-je en moi-même, voilà justement la monnoie dont Sorel fait servir Hortensias dans « Francion (71) »), je m’en souviens. C’est là, sans doute, qu’il l’a dérobé : mais de qui diable peut-il l’avoir appris ? Il faut que ce soit de sa mère, car j’ai ouï-dire qu’elle étoit lunatique. » Et plût à Dieu, lui dis-je, que cela fût de même en notre monde ! J’y connois beaucoup d’honnêtes Poètes qui meurent de faim, et qui feroient bonne chère, si on payoit les Traiteurs en cette monnoie. » Je lui demandai si ces vers servoient toujours, pourvu qu’on les transcrivît : il me répondit que non, et continua ainsi : « Quand on en a composé, l’auteur les porte à la Cour des Monnoies, où les Poètes Jurés du Royaume tiennent leur séance. Là ces versificateurs Officiers mettent les pièces à l’épreuve, et si elles sont jugées de bon aloi, on les taxe non pas selon leur poids, mais selon leur pointe, c’est-à-dire qu’un Sonnet ne vaut pas toujours un Sonnet, mais selon le mérite de la pièce ; et ainsi quand quelqu’un meurt de faim, ce n’est jamais qu’un buffle, et les personnes d’esprit font toujours grand’chère. » J’admirois, tout extasié, la police judicieuse de ce pays-là, et il poursuivit de cette façon : « Il y a encore d’autres personnes qui tiennent cabaret d’une manière bien dif-