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niblement la terre où ils doivent mourir oubliés du monde, loin de tout ce qui leur fut cher, seuls avec le Dieu qui ne les avait pas créés pour subir un tel supplice. J’ai peut-être rencontré leurs mères, leurs femmes, ou je les rencontrerai ; ce ne sont pas des criminels, au contraire ; ce sont des Polonais, des héros de malheur et de dévouement ; et les larmes me venaient aux yeux en approchant de ces infortunés auprès de qui je n’osais pas même m’arrêter de peur de devenir suspect à mon argus. Ah !… devant de tels revers, le sentiment de mon impuissante compassion m’humiliait, et la colère refoulait l’attendrissement dans mon cœur ! J’aurais voulu être bien loin d’un pays où le misérable qui me sert de courrier pouvait devenir assez formidable pour me forcer par sa présence à dissimuler les sentiments les plus naturels de mon cœur. J’ai beau me répéter que nos forçats sont peut-être plus à plaindre que ne le sont les colons de la Sibérie, il y a dans cet exil lointain une vague poésie qui prête à la sévérité de la loi toute la puissance de l’imagination, et cette alliance inhumaine produit un résultat terrible. D’ailleurs, nos forçats sont jugés sérieusement ; mais après quelques mois de séjour en Russie, on ne croit plus aux juges[1].

  1. Plusieurs des écrivains qui ont réfuté ce livre ont cru devoir protester contre l’idée que nous nous faisons du malheur des exilés en Sibérie. Ils nous font des peintures idylliques de ces colonies