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tenir. Hier, avant de casser, nous avancions au grand galop sur un chemin dont je m’avisai de vanter la beauté à mon feldjæger. « Je crois bien qu’il est beau, me répondit cet homme aux membres grêles, à la taille de guêpe, à la tenue roide et militaire, à l’œil gris et vif, aux lèvres pincées, à la peau naturellement blanche, mais tannée, brûlée et rougie par l’habitude des voyages en voitures découvertes, homme à l’air tout à la fois timide et redoutable, comme la haine réprimée par la peur : — Je le crois bien… c’est la grande route de Sibérie ! »

Ce mot me glaça. C’est pour mon plaisir que je fais ce chemin, pensai-je ; mais quels étaient les sentiments et les idées de tant d’infortunés qui l’ont fait malgré eux ? et ces sentiments et ces idées évoqués par mon imagination revenaient m’obséder. Je vais chercher une distraction, un divertissement sur les traces du désespoir des autres… La Sibérie !.. cet enfer russe est incessamment devant moi… et avec tous ses fantômes, il me fait l’effet du regard du basilic sur l’oiseau fasciné !… Quel pays !… la nature y est comptée pour rien, car il faut oublier la nature dans une plaine sans limite, sans couleur, sans plans, sans lignes, si ce n’est la ligne toujours égale, tracée par le cercle de plomb du ciel sur la surface de fer de la terre !  !… Telle est, à quelques inégalités près, la plaine que j’ai traversée depuis mon départ