Page:Custine - La Russie en 1839 troisieme edition vol 1, Amyot, 1846.djvu/87

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Et tout cela est resté ignoré… Cette vertu surnaturelle a passé inaperçue dans un temps où les enfants de la France prodiguaient l’héroïsme, comme ils avaient prodigué l’esprit cinquante ans auparavant.

Ma mère ne revit mon père qu’une seule fois à neuf heures du soir, deux jours après cette scène ; elle avait obtenu à force d’argent la permission de dire un dernier adieu au condamné, c’était à la Conciergerie.

Cette entrevue solennelle fut troublée par une circonstance si étrange que j’ai longtemps hésité à vous la raconter. Elle vous paraîtra inventée par le génie tragi-comique de Shakspeare, mais elle est vraie : dans tous les genres, la réalité va plus loin que la fiction ; si elle vous trouble dans votre attendrissement, ce n’est pas ma faute ; tout n’est-il pas contradiction dans la nature ?

Je vous ai dit que mon père était condamné et qu’il devait subir sa sentence le lendemain : il était âgé de vingt-quatre ans. Sa femme, Delphine de Sabran, était l’une des plus charmantes personnes de ce temps-là. Le dévouement qu’elle avait montré quelques mois auparavant au général, son beau-père, lui assurait dès lors une place glorieuse dans les annales d’une révolution où l’héroïsme des femmes a bien souvent racheté l’horreur qu’inspiraient à trop juste titre le fanatisme et la férocité des hommes.