Page:Custine - La Russie en 1839 troisieme edition vol 1, Amyot, 1846.djvu/76

Cette page a été validée par deux contributeurs.

c’était le signe précurseur de l’exécution ; le danger croissait. Ma mère se disait qu’à la plus légère marque de faiblesse on la jetterait à terre, et que sa chute serait le signal de sa mort ; elle m’a raconté qu’elle se mordait les mains et la langue au sang dans l’espoir de s’empêcher de pâlir à force de douleur. Enfin, en jetant les yeux autour d’elle, elle aperçut une poissarde[1] des plus hideuses, qui s’avançait au milieu de la foule. Cette femme portait un nourrisson dans ses bras. Poussée par le Dieu des mères, la fille du traître s’approche de cette mère… (une mère est plus qu’une femme), et lui dit : « Quel joli enfant vous avez là ! — Prenez-le, » répond la mère, femme du peuple qui comprend tout d’un mot et d’un regard, « vous me le rendrez au bas du perron. »

L’électricité maternelle avait agi sur ces deux cœurs ; elle se fit sentir aussi à la foule. Ma mère prend l’enfant, l’embrasse, et s’en sert comme d’égide contre la populace ébahie.

L’homme de la nature reprend ses droits sur l’homme abruti par l’effet d’une maladie sociale, les barbares soi-disant civilisés sont vaincus par deux mères. La mienne, délivrée, descend dans la cour du palais de justice, la traverse, se dirige vers la place sans être frappée ni même injuriée ; elle arrive à la

  1. Femme de la Halle.