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martyre. Tout est possible, donc le malheur est certain : voilà comment raisonne le désespoir !… de l’inquiétude il tire la preuve du mal dont la possibilité suffit pour alimenter cette même inquiétude.

Qui n’a senti ce tourment ? Mais personne ne l’éprouve aussi souvent ni aussi violemment que moi. Ah ! les peines de l’âme font redouter la mort, car la mort ne met fin qu’à celles du corps.

Voilà pourtant à quoi m’expose votre négligence, votre laisser aller !… Je n’ai pas le cœur du voyageur : il y a deux hommes en moi : mon esprit m’emporte au bout du monde, ma sensibilité me rend casanier. Je parcours la terre comme si je m’ennuyais chez moi, je m’attache aux personnes comme si je ne pouvais bouger du lieu qu’elles habitent. Quoi ! me disais-je, tandis que je cours m’embarquer pour aller me divertir à Pétersbourg, on l’enterre à Paris, et toutes les terribles circonstances de cette double scène se succédaient devant les yeux de mon esprit avec une puissance d’illusion, une vérité désespérante. Ce parallélisme de ma vie et de votre mort, dans leurs moindres circonstances, me faisait dresser les cheveux sur la tête et m’arrêtait à chaque pas ; c’était une fantasmagorie dont la réalité allait jusqu’à la sensation : c’était plus que des chimères, c’était un monde en relief qui sortait du néant à la voix de ma douleur. Pour nous, les rêves sont plus vrais que les