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anciens, afin que chaque nom vînt à son tour, Jérôme parcourait la liasse infernale, jusqu’à ce qu’il eût retrouvé le nom de ma mère, et remis sous toutes les feuilles la feuille où il était inscrit. La supprimer lui eût paru trop dangereux. On savait que Fouquier-Tinville ne prenait pas la peine de vérifier les noms, mais il pouvait compter les feuilles, et Jérôme accusé et convaincu d’une soustraction, montait le jour même sur l’échafaud ; intervertir l’ordre des papiers était un crime sans doute, mais c’était un crime moins grave et moins facile à prouver. D’ailleurs, je n’explique rien, je vous dis ce que j’ai souvent entendu raconter, dans mon enfance, par Jérôme lui même. Il nous disait que la nuit, après que tout le monde était retiré, il retournait quelquefois au bureau dans la crainte que quelqu’un, à la fin de la journée, n’eût fait comme lui et n’eût interverti l’ordre des papiers, c’était uniquement à cet ordre que tenait la vie de ma mère. Effectivement, une fois son nom se trouva le premier ; Jérôme frémit, et le remit sous les autres.

Ni moi, ni aucune des personnes qui écoutaient ce récit terrible, nous n’osions demander à Jérôme le nom des victimes dont il avait avancé le supplice en faveur de ma mère. Vous comprenez bien qu’elle n’a connu qu’après sa sortie de prison la ruse qui lui sauvait la vie.