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L’homme eut encore le courage de revenir à son canot, et, le happant à nouveau, le courant l’emporta rapidement à la dérive.

Là-bas, le fleuve Paraná suit son cours au fond d’une immense gorge, dont les parois, hautes d’une centaine de mètres, encaissent funestement le fleuve. Depuis les rives bordées de noirs blocs de basalte, se dresse la forêt également noire. En avant, sur les côtés, en arrière, l’éternelle muraille lugubre au pied de laquelle le fleuve tourbillonnant se précipite en d’incessants remous d’eau boueuse. Le paysage est agressif, et il y règne un silence de mort. A la tombée du jour, cependant, sa beauté sombre et paisible revêt une majesté unique.

Le soleil s’était déjà couché quand l’homme, à demi-tendu au fond du canot, fut pris d’un violent frisson. D’un coup, surpris, il releva la tête alourdie : il se sentait mieux. La jambe ne le faisait presque plus souffrir, la soif diminuait, et la poitrine, libre maintenant, se soulevait dans une lente inspiration.

Le venin commençait à s’en aller, pas de doute. Il allait presque bien et il avait beau ne pas avoir assez de forces pour bouger la main, il comptait sur l’arrivée de la rosée pour se remettre totalement. Il calcula qu’avant trois heures il serait à Tacurú-Pucú.

Le bien-être se diffusait en lui, amenant une somnolence pleine de souvenirs. Il ne sentait plus rien, ni sur la jambe, ni dans le ventre. Est-ce que son compère Gaona vivait toujours à Tacurú-Pucú ? Peut-être verrait-il aussi son ex-patron mister Dougald et le contremaître.

Arriverait-il bientôt ? Le ciel, au couchant, s’ouvrait maintenant en un écran d’or, et le fleuve aussi s’était coloré. Depuis la côte paraguayenne, désormais enténébrée, la végétation des hauteurs répandait sur le fleuve sa fraîcheur crépusculaire en effluves pénétrants de fleurs d’oranger et de miel sauvage. Très haut dans le ciel, un couple d’aras passait en silence vers le Paraguay.

Bien plus bas, sur le fleuve d’or, le canot dérivait rapidement, tournant sur lui même au gré des remous. L’homme, embarqué, se sentait de mieux en mieux, et se demandait combien de temps était passé depuis la dernière fois qu’il avait vu son ex-patron Dougald. Trois ans ? Peut-être pas, pas autant. Deux ans et neuf mois ? Peut-être. Huit mois et demi ? Oui, sûrement.