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— Allons maintenant à la comptabilité, puis chez Lacombe, et demain à cette heure-ci, ta mission commencera, puisque tu auras touché !

Les pièces remises à qui de droit, tout prévu, convenu avec le caissier, les deux amis se séparèrent en se donnant rendez-vous pour le lendemain :

— À midi, chez Ledoyen, et tu sais, nous passerons la soirée ensemble. Rends-toi libre si tu avais d’autres projets.

— Je n’en avais aucun et je suis trop heureux de passer avec toi le plus de temps possible.

— Alors, à demain.

Marius sortit du ministère à 5 h.1/2. Il lui sembla que les garçons de bureau le regardaient respectueusement ; il avait envie de leur crier : « Eh ! eh ! mes enfants ! je suis l’homme du ministre moi ! Ce matin, vous m’avez vu entrer en solliciteur, ce soir je suis chargé d’une mission de confiance. Eh ! eh ! il faut pour le moins être de Carcassonne pour réussir aussi vite à Paris ! Et Marius prononçait « pour le moinss » et roulait terriblement les r.

Toute sa fougue de méridional refoulée depuis plusieurs heures avait besoin de sortir. Il lui semblait être une chaudière chauffée à blanc, prête à faire explosion au moindre anicroche si une soupape de sûreté ne laisse une bonne fois échapper le trop-plein de vapeur. Il souffrait véritablement de ne pouvoir conter sa chance au monde entier, Ah, que ne rencontrait-il une figure de connaissance ! Être méridional et se voir obligé de renfermer au fond de soi-même le récit imagé, d’une aubaine aussi inattendue. Quel supplice !

Qu’allait-il faire jusqu’au lendemain midi, jusqu’à l’heure de son rendez-vous avec Vaucaire ?

Dîner ? Le bonheur lui coupait l’appétit. Dormir, il sentait bien que le sommeil le fuirait !

En quittant le ministère, il s’était dirigé du côté de la rue Royale, avait tourné du côté des boulevards et porté machinalement ses pas vers l’Opéra.

C’est l’heure où ce quartier de Paris est en pleine animation. Le « beau monde », comme on dit en province, a pris possession de cette partie des boulevards, et de la place de l’Opéra à la Madeleine, c’est un défilé perpétuel d’autos, de voitures élégantes. Sur la chaussée et sur les trottoirs, des gentlemen irréprochables, dans leur mise, et de belles madames épinglées à la dernière mode, qui vont aux « five o’clock tea » ou qui reviennent des garçonnières fleuries où elles ont été prendre un doigt de malaga et un biscuit !

Tout d’abord, Marius, enfoncé dans ses agréables pensées, ne fit guère attention au spectacle si animé, si amusant, qui s’offrait à lui, mais peu à peu son œil de peintre fut séduit : cette fin d’après-midi était délicieuse. La chaleur, pendant la journée, avait été accablante, mais un orage avait rafraîchi la température et l’air toujours si léger, l’atmosphère si fluide de Paris conviaient maintenant à la promenade et à la flânerie.

Marius, machinalement, s’arrêta devant la vitrine d’un grand magasin de confiserie et jetant un coup d’œil dans la glace qui faisait le fond de l’étalage, il aperçut son image fidèlement reproduite au milieu des sacs de bonbons et des boîtes de dragées.

Dame, il n’était pas à la mode, et tout dans sa mise indiquait l’artiste.

Ses vêtements larges, sa tête « Velasquez » admirablement appropriée à