— Tu appelles ça une petite commande ?
— Dame !
— Mais tu ne sais donc pas que souvent, pour exécuter les tableaux commandés par l’État, les artistes y vont de leur poche !
— Vrai ?
— Et qu’une commande de trois mille francs ne se donne qu’à des peintres tout à fait arrivés ! et riches !
— J’aurais tant voulu gagner quelques billets bleus pour pouvoir passer un an à Paris, pour y fréquenter les ateliers des maîtres.
— D’abord, on ne fréquente plus les ateliers des maîtres, à moins qu’on ne fasse les tableaux qu’ils signent.
— Tu veux rire !
— Je ne ris jamais quand je vois des difficultés à rendre service à un ami.
— Et c’est si difficile que cela ?
— Peut-être. Mais voyons, tu tiens beaucoup à faire de la peinture ?
— Je ne sais guère faire autre chose.
— Tu n’accepterais pas, par exemple, de faire un voyage en Amérique ?
— S’il n’y a qu’à voyager !
— Évidemment, tu aurais autre chose à faire, mais rien de bien terrible.
— Quoi encore ?
— Eh bien, voici. Nous avons besoin d’envoyer en Amérique d’abord, en Angleterre peut-être ensuite, un homme adroit, intelligent, instruit…
— Jusqu’à présent, je fais assez bien l’affaire.
— Pour faire une enquête sur les procédés employés par les polices étrangères. Tu parles anglais ?
— Tu le sais bien, puisque nous avons fait nos études ensemble.
— En effet. Eh bien, cela t’irait-il ?
— Cela m’irait, cela m’irait… cela dépend ! Qu’est-ce que j’aurais à faire ?
— En revenant, un rapport sur ce que tu auras vu.
— Un rapport, diable ! C’est que je n’ai pas le style administratif.
— Ne t’inquiète pas. Les rapports, on les fait quelquefois, mais on ne les lit jamais ! À ton retour dans deux ou trois mois, tu me remettras un joli rouleau de papier ; je le classerai dans un de ces superbes cartons que tu vois, et tu peux être tranquille, ton rapport n’en sortira plus.
— Mais alors, je pourrais faire mon rapport sans quitter Paris ?
— Ah non ! Ce serait voler l’État. Ça se fait quelquefois, mais il vaut mieux ne pas le faire, surtout ne pas avouer qu’on l’a fait !
— Et tu crois que vraiment c’est plus facile de me donner une mission pour enquêter sur des choses dont je n’ai aucune idée, que de me confier une mission que je remplirais à peu près bien : des copies de tableaux, par exemple ?
— Mais, malheureux, si on te donne à faire une chose que tu feras à peu près bien, tout le monde te tombera dessus ; au lieu que si tu fais un rapport que personne ne verra…
— Et c’est bien payé, cette mission ?
— Dans les dix mille francs, tes voyages gratuits !
— Mais c’est la fortune. Je pourrai économiser de quoi passer un an à Paris à mon retour.
— Et puis rien ne t’empêche de remplir avec conscience la mission dont tu seras chargé. En somme, il ne s’agit que de bien voir…
— J’ai des yeux de peintre, c’est tout dire.