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CHAPITRE II. — PHILOSOPHIE AU IIIe SIÈCLE

Pyrrhon, comme tous les philosophes de son temps, se met à la recherche du souverain bien, c’est-à-dire du bonheur. Mais au lieu de fonder le bonheur sur une connaissance exacte des choses, il le place hardiment dans l’indifférence à l’égard de cette connaissance ; il dirait volontiers, comme Montaigne, que le doute est un « mol oreiller pour une tête bien faite. »

Nous ne pouvons rien connaitre, en effet, parce que rien n’est essentiellement. Le bien et le mal n’ont pas d’existence en soi : c’est la convention et le préjugé qui les créent. Ni les sens ni l’opinion ne nous apprennent rien de solide. La raison, par conséquent, ne peut bâtir sur aucune donnée certaine. Pyrrhon répétait volontiers des aphorismes comme ceux-ci : « Il n’y a pas de définition[1]. » — « Autant ceci que cela[2]. » — « Il n’y a pas d’argument qui n’ait sa réfutation. » — « Dans l’inconsistance des choses et l’équivalence des raisons contraires, il n’y a pas de connaissance possible de la vérité[3]. »

Le sage n’a donc qu’une chose à faire : suspendre son jugement, ne rien dire, avouer qu’il ne sait pas et ne comprend pas (ἐποχή, ἀφασία, ἀκαταληψία). S’il sait s’en tenir à cette prudente réserve, il sera parfaitement exempt de troubles et de soucis, et trouvera l’ἀταραξία vainement cherchée par les autres écoles.

Jusqu’où allait le doute de Pyrrhon ? Suivant Diogène, il était absolu, et s’étendait à tous les détails pratiques de la vie : il fallait que ses amis lui fissent éviter les chiens et les précipices pour le soustraire au danger[4]. Suivant Énésidème (cité par Diogène), Pyrrhon n’allait pas si loin, et nous en croirons volontiers ce second té-

  1. Οὐδὲν ὁρίζομεν.
  2. Οὐδὲν μᾶλλον.
  3. Diog. L., IX, 74-76.
  4. Diog. L., IX, 62.