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LUCIEN ; CONCLUSION

étonnante variété. Le don de créer des formes et des mouvements, le talent de décrire ou plutôt de faire voir, l’imagination pittoresque, la verve intarissable, la hardiesse dans l’absurde en font une œuvre extraordinaire. Entre toutes les créations de Lucien, c’est une de celles qui ont eu la fortune la plus brillante : Rabelais et Swift s’en sont manifestement inspirés, sans parler d’autres imitateurs moins illustres. Il est vrai que l’un et l’autre y ont mis un dessein philosophique dont Lucien ne s’était pas soucié. Mais ce dessein même, il l’avait au moins suggéré par certaines malices, insérées çà et là sous ses folles inventions, et il l’avait rendu plus facile à réaliser par la nature de la composition.


Si l’on cherche à résumer ces impressions diverses, Lucien apparaît comme le mieux doué des écrivains de son temps. En un autre siècle, tel que celui d’Aristophane, où l’âme hellénique était plus simple, où les croyances nécessaires étaient plus assurées, où l’art était plus jeune, il est probable que, né dans Athènes, associé à l’idéal de Ia cité, son génie l’aurait mis au rang des plus grands. Au lieu de cela, il vint tardivement, dans une société désagrégée et troublée, où la philosophie comme la religion s’étaient faites officielles, où le doute grandissait avec la superstition, où la sincérité devenait rare, où dominait le goût de paraître. Sa franchise naturelle en souffrit, se révolta, se jeta dans le scepticisme, en haine du mensonge. La nature l’avait fait pour défendre avec éclat des idées simples et fortes, et justement ces idées lui manquèrent. Il en résulta que ses qualités ne trouvèrent jamais à s’employer tout à fait comme elles l’auraient pu. Sa destinée fut d’escarmoucher brillamment, au profit d’un certain nombre de demi-vérités, faute d’une grande cause qu’il eût été digne de servir. C’est là le défaut essentiel de son