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CONCLUSION

torien. Un délicat, comme Fénelon, tout en rendant meilleure justice à ses sérieux mérites, devait souffrir de le trouver si prolixe, si raisonneur, si attaché à certaines formules qui ôtent quelque chose à la souplesse infiniment complexe de la vie réelle. Au contraire, des historiens philosophes, un Bossuet, un Montesquieu, l’ont honoré de la meilleure manière, en s’inspirant de ses leçons et de ses exemples : ils en ont tiré un profit qui montre, mieux que tout, l’immense mérite de son œuvre. Polybe, en effet, est un grand esprit qui n’est pas artiste. Ce divorce entre la science et l’art, si rare dans la Grèce classique, explique tous les jugements contradictoires dont Polybe a été l’objet. Mais, quand on est irrité de sa manière d’écrire, il convient, pour être juste, de se rappeler deux choses : d’abord que le défaut contraire, l’union d’un très pauvre esprit et d’un art très raffiné, est un défaut beaucoup plus grave, et le défaut ordinaire de son temps ; de sorte que, si on le compare à ses contemporains, c’est encore lui, tout compte fait, qui tient le bon bout ; — ensuite que, si la vraie valeur des hommes doit se mesurer, en définitive, à l’étendue de leur action, le mérite de Polybe doit être estimé très haut, puisqu’il est une des trois ou quatre intelligences qui ont fait faire à l’histoire, dans l’antiquité, un progrès décisif et durable. Ce progrès, bien entendu, ne fut pas immédiat ni définitif. Polybe dépassait trop ses contemporains pour être entièrement compris par eux ; il reste une exception. Sa gloire, aux yeux de la postérité, n’en doit être que plus grande, s’il est vrai qu’il suffise de revenir à ses contemporains plus jeunes et à ses successeurs pour retrouver, comme nous allons le faire dans le chapitre suivant, la même Grèce frivole que lui-même jugeait si sévèrement.