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CHAPITRE IV. — LA POÉSIE ALEXANDRINE

admirablement dramatique par le pathétique de la situation et le mouvement : il y a un progrès, un rythme soutenu, dans l’évolution des sentiments, d’un bout à l’autre de la scène ; peu à peu, Médée donne toute son âme[1]. Elle n’a plus maintenant qu’à s’enfuir avec celui qu’elle aime. Un dernier adieu à sa chambre de jeune fille, et elle se dirige, à travers la ville endormie, jusqu’au navire Argo[2]. — On voit l’incomparable minutie de cette analyse : c’est déjà l’art d’un Virgile, d’un Racine, d’un romancier moderne. L’art classique n’offrait à Apollonios aucun modèle de ce genre. Cette psychologie délicate doit beaucoup sans doute aux leçons d’un Aristote, d’un Théophraste, d’un Ménandre ; mais pour en faire une œuvre vivante et dramatique, une part de génie était nécessaire, et Apollonios a eu ce génie.

Ce qui n’est pas moins remarquable, c’est la nature des éléments qui entrent dans cette peinture si subtile. L’amour de Médée, malgré tous les traits qui le rapprochent des sentiments exprimés par Sappho, par les héroïnes de la tragédie, par la magicienne de Théocrite, est cependant, à bien des égards, d’une autre essence, plus fine et plus rare. Médée est une jeune fille ; sa vie a toujours été chaste, son imagination est pure. Elle lutte contre elle-même avec angoisse et épouvante. Elle a des troubles exquis et des remords douloureux. Tout conspire contre sa volonté. La démarche de sa sœur a un air rassurant. Des sophismes spécieux l’enveloppent de toutes parts. L’empire que Jason prend sur son âme ne s’exerce qu’à l’aide du langage le plus insinuant, le plus réservé, et en même temps le plus persuasif. Même quand elle a pris son parti d’être criminelle, elle garde des délicatesses de langage et une dignité d’attitude qui lui donnent une physionomie à part. — C’est une grande nou-

  1. III, 961-1144.
  2. IV, 11-98.