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LYRISME ET DRAME DANS THÉOCRITE

toute pour cet homme qui a fait de moi, malheureuse, au lieu d’une épouse, une femme coupable et perdue.

Polyphème aussi, le Cyclope, se meurt d’amour : assis au bord de la mer, sur un rocher, ses yeux cherchant Galatée qui se dérobe, il exhale sa plainte en une longue suite de couplets passionnés et désolés. L’art savant du poète alexandrin se trahit, sans doute, dans ces chants, tantôt par la naïveté voulue du langage, tantôt par des souvenirs mythologiques, tantôt par la grâce piquante de certaines peintures. Mais le fond du sentiment est sincère. L’amour de Polyphème, comme celui de la magicienne, est un amour simple, surtout physique. C’est un délire qui envahit l’âme brusquement, et qui consume le corps, comme dans l’ode de Sappho. Ce n’est pas une de ces amourettes qui s’amusent à des présents « de pommes, de roses, de boucles de cheveux[1]. » C’est une « fureur », près de laquelle tout languit[2]. C’est une maladie, qu’il faut soigner comme les autres, par des remèdes appropries : mais nul remède n’est efficace, sauf un, qui est de chanter son amour :

Contre l’amour, ô Nicias, il n’est point d’autre remède, ni onguent ni poudre, que les Muses : celui-là est doux et salutaire, mais il n’est pas facile de l’employer[3].

Théocrite, avant Goethe, avait trouvé ce remède souverain de l`amour, la création poétique : véritable « purgation de la passion », comme eût dit Aristote. Ajoutons que cet amour ardent et sensuel s’exprime toujours chastement : la passion peut être furieuse, mais les mots en général sont honnêtes[4].

  1. Vers 38-41.
  2. Ibid., 11 : … ἀλλ’ ὀρθαῖς μανίαις, ἁγεῖτο δὲ πάντα πάρεργα.
  3. XI, 1-4.
  4. L’Idylle V, ou quelques mots sont grossiers, offre plutôt dans