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fondamental qui gâte tout. Il a très justement orienté la prose attique dans la voie de la noblesse, de la précision, du nombre oratoire[1]. Mais lui-même n’a pas su marcher dans cette voie, parce qu’il n’avait que les apparences de ces qualités, et non ces qualités elles-mêmes, à peu près comme sa science, selon le mot d’Aristote, était une apparence de science[2]. Son âme est sèche ; il ne s’intéresse pas à ce qu’il dit. Aussi ses phrases sont pleines de mots et vides d’idées ; il répète trois fois la même chose sous des formes différentes ; son abondance est stérile ; ses constructions ont trop de fausses fenêtres ; son luxe est froid et lourd ; comme il n’a que des procédés et point d’inspiration, sa magnificence est raide, monotone ; elle fatigue vite[3]. Au total, il a entrevu le mieux, et l’a très imparfaitement réalisé. Ce qu’il a fait, cependant, suffit à expliquer sa vogue, qui n’est pas tout entière imméritée. Il fut pour Thucydide à peu près ce qu’Isocrate fut pour Démosthène, ou Balzac pour Bossuet ; il assouplit l’instrument avant de le remettre aux mains du grand artiste ; c’est un rôle secondaire, non méprisable pourtant.

Notre connaissance directe de Gorgias se fonde aujourd’hui d’abord sur les rares fragments de ses discours, et en particulier sur un morceau de l’Oraison funèbre que nous a conservé Maxime Planude[4]. Le passage, absolument intraduisible, est très caractéristique[5]. Il nous montre en outre à quel point les imitations que Platon s’est plusieurs fois amusé à faire, de ce

  1. Cf. Denys d’Halic., Éloq. de Démosthène, 4.
  2. Φαινομένη σοφία (Rhét., II, 24).
  3. Walz, t. V, p. 551.
  4. Walz, t. V, p. 549.
  5. En voici quelques lignes :… Οὖτοι γὰρ ἐκέντηντο ἔνθεον μέν τὴν ἀρετὴν ἀνθρώπιον δέ τὸ θνητὸν, πολλά μὲν δὴ τὸ παρὸν ἐπιεικὲς τοῦ αὐθάδους δικαίου προκρίνοντες, πολλὰ δὲ νόμου ἀκιβείας λόγου ὀρθότητα, τοῦτον νομίζοντες θειότατον καὶ κοινότατον νόμον, τὸ δέον ἐν τῷ δέοντι καὶ λέγειν καὶ σιγᾶν καὶ ποιεῖν, etc.