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vigueur et précision, voilà ce que cherche, toujours Gorgias. Il ne sait pas encore construire une ample et souple période, comme un Isocrate ou un Démosthène, et donner ainsi à la pensée, avec la netteté qui vient de la coordination exacte de ses divers éléments, la puissance irrésistible d’un organisme vivant et robuste, la grandeur et le poids (gravitas). Mais le laisser-aller des primitifs, un peu enfantin, ne lui suffit plus : il, a compris que l’éloquence a besoin de force encore plus que de grâce. Il cherche une forme de phrase qui ait du nerf et du nombre. Il trouve la forme antithétique (ἡ ἀντικειμένη λέξις) si conforme au génie de la Grèce, qui a toujours aimé à rendre les idées plus précises en les opposant (μέν, δέ) ; ce qui n’avait été jusque-là qu’un instinct devient un procédé ; Gorgias le pousse à bout sans aucune mesure, Non seulement il jette toutes ses pensées dans ce moule, mais il le rend plus strict encore par une foule de procédés accessoires ; il accentue et souligne ses oppositions par des assonances initiales ou finales[1], par l’égalité du nombre des syllabes[2], par l’analogie des formations verbales. Le rythme est court, mais net et ferme ; une multitude de petits groupes de mots, vivement opposés les uns aux autres, se suivent, se pressent, s’entassent parfois dans une phrase unique, où il y a plus de trépidation que de mouvement véritable, plus de cliquetis que de sonorité, mais qui ne manque pas d’éclat.

Si l’on regarde au détail de ce style, on est frappé de voir tout ce que Thucydide lui doit, et on se demande alors d’où vient que la différence est pourtant si grande. C’est que, si les procédés sont les mêmes, le fond est tout autre ; ou plutôt, le fond, si riche chez Thucydide, manque étrangement chez Gorgias, et c’est là le vice

  1. Ὁμοιοκάτακτα, ὁμοιοτέλευτα (Walz, V, 551).
  2. Πάρισα (ibid.).