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le sens s’entrelacent avec d’autres qui les isolent[1], ce qui détache chacun d’eux et le met en lumière ; ailleurs le mot saillant, le mot décisif est jeté brusquement en tête de la phrase de manière à surprendre et à frapper[2], ou bien, pour la même raison, il est renvoyé jusqu’à la fin.

Ce qui augmente encore perpétuellement chez Thucydide ce relief violent du détail, c’est l’absence voulue de la symétrie la plus ordinaire et la plus simple dans la manière dont les différentes parties de la phrase s’arrangent entre elles. Très souvent les μέν et les δέ, les τε et les καί n’opposent pas les deux termes qu’on s’attendait à voir opposés l’un à l’autre ; ce manque de symétrie désarticule la phrase, pour ainsi dire, et fait saillir tel détail que l’écrivain veut mettre en vue. Tandis que certaines antithèses peu simple sont aiguisées avec une sorte de recherche ; d’autres, fort naturelles, et qui s’offraient d’elles-mêmes, sont dédaigneusement rejetées : nouvelle surprise et nouvel effet. C’est surtout dans la manière dont les différents compléments d’un même mot se coordonnent que ce manque volontaire de symétrie se manifeste : deux rapports identiques, dans la même phrase, sont exprimés par deux cas différents, ou par deux tournures différentes ; dès la première page de Thucydide, les exemples de ce genre abondent.

Un autre caractère original du style de Thucydide, c’est la brièveté ; non seulement cette sorte de brièveté qui, dans une narration par exemple ou dans un discours, consiste, selon le précepte banal de la rhétorique, à ne rien dire qui ne se rapporte au sujet ; mais une concentration de la pensée et de l’expression qui donne souvent

  1. Καὶ ταῦτα μετὰ πόνων πάντα καὶ κινδύνων δι’ὅλου τοῦ αἰωνος μοχθοῦσι (I, 70, 8).
  2. Τῆς γὰρ δὴ θαλάσσης πρῶτος ἐτόλμησεν εἰπεῖν ὡς ἀνθεκτέα ἐστίν (I, 93, 4).