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Comme dans toute la prose savante de ce temps, la phrase, chez Thucycide, est essentiellement antithétique, c’est-à-dire (car le mot antithèse a fini par prendre dans l’usage de la rhétorique un sens trop étroit) que les idées tendent sans cesse à s’y opposer deux à deux. Le moule de la phrase rend sensible cette perpétuelle opposition. Tantôt c’est le jeu des μέν et des δέ, ou celui des τε et des καί, qui la manifeste ; tantôt c’est le tour affirmatif succédant au tour négatif (οὐκ… ἀλλά…), et réciproquement ; souvent aussi l’opposition marquée par μέν et δέ se trouve en outre déterminée dans sa signification précise et fortifiée par l’adjonction des deux mots au moyen desquels Thucydide désigne l’apparence et la réalité (λόγος, ἔργον) ; son esprit est constamment préoccupé d’aller au fond des choses, de n’être pas dupe des dehors ; de là cette antithèse si fréquente chez lui, λόγῳ μέν…, ἔργῳ δέ.

Non seulement cette opposition des idées deux à deux est très fréquente chez Thucydide, et se manifeste par les procédés ordinaires et simples dont nous venons de parler, ceux que la Grèce a connus de tout temps ; mais en outre il se sert, pour la mieux marquer, des procédés plus savants, plus artificiels de Gorgias, lesquels consistaient essentiellement, comme on sait, à doubler l’effet du sens par celui du son ; l’égalité du nombre des syllabes, la ressemblance des terminaisons, celle même du début de chaque mot ou de chaque membre devenaient pour Gorgias des moyens d’expression ; Thucydide emploie tous ces procédés. D’ordinaire, cependant, il y a une différence capitale entre l’usage qu’il en fait et, celui qu’en faisait Gorgias : c’est que celui-ci, vrai virtuose de la parole, ouvrait souvent la bouche sans avoir rien à dire ; les mots et les sons lui tenaient lieu d’idées ; Thucydide, au contraire, remplit ces cadres vides ; quelques-unes de ses pensées les plus profondes