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vaut à : τὸ δέος αὐτοῦ ἰσχὺν ἔχον, etc., ce qui serait déjà hardi pour dire : ἐκεῖνος ἂν ἰσχύῃ, καίπερ δεδιώς, τοὺς ἐναντίους φοβήσει[1]. C’est ordinairement le goût d’une précision subtile qui fait parler ainsi Thucydide : la crainte en général, c’est τὸ δέος ; mais la crainte envisagée dans une âme particulière, et devenue ainsi une cause concrète, c’est τὸ δεδιός τινος. Les hardiesses de la syntaxe s’ajoutant à celle de la formation des substantifs, Thucydide en vient à écrire, par suite d’une attraction audacieuse, une phrase comme celle-ci : οὐ βουλόμενος αὐτοὺς διὰ τὸ ἐν τῷ αὐτῷ καθημένους βαρύνεσθαι, pour καθήμενον, lequel serait lui-même remplacé chez un autre écrivain par l’infinitif καθῆσθαι[2].

Un autre trait saillant du vocabulaire de Thucydide, c’est l’abondance des substantifs verbaux marquant soit l’acteur (terminaison -τής), soit l’action (terminaison -σις. La formation de ces substantifs est très facile et très libre en grec, mais, dans l’usage ordinaire de la langue, les premiers expriment surtout l’occupation ou la fonction habituelle[3], et les seconds servent à exprimer d’une manière aussi générale que possible l’idée abstraite à laquelle ils correspondent. Thucydide s’en sert tout autrement. Il crée des substantifs en -τής pour indiquer des aptitudes intellectuelles ou morales[4]. Cela est neuf et frappant : la pensée y gagne du relief, non sans un peu de raideur. Quant aux substantifs en -σις, il les prodigue, soit avec le verbe ποιεῖσθαι, pour remplacer le verbe simple corres-

  1. Thucydide, I, 36, 1.
  2. Id., V, 7, 2. De même, IV, 63, 1 : διὰ τὸ ἤδη φοβεροὺς παρόντας Ἀθηναίους.
  3. Ποιητής, μαθητής, σοφιστής, etc.
  4. Il dit τολμητής, κινδυνευτής, εἰκαστής, au lieu de dire, selon la simplicité de l’usage grec, οἷς (ou οἷς τε) τολμᾶν, κινδυνεύειν, εἰκάζειν, et il met au génitif le mot qui serait le régime direct de ces verbes.