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a été très souvent pour lui la mesure du vrai. Thucydide, dans ses libertés les plus hardies, reste incomparablement plus près de la réalité et plus fidèle aux exigences de la science. Pourtant l’esprit moderne demande quelque chose de plus encore. Sans doute la méthode de Thucydide a des avantages éclatants. L’histoire ainsi comprise est à la fois vivante et idéale. À défaut de la vérité un peu terre à terre qui résulterait d’une analyse plus littérale des documents, elle acquiert cette vérité supérieure qu’Aristote attribuait comme un privilège à la poésie. Mais ce n’est pas sans raison que l’esprit moderne a renoncé pour jamais à cette méthode d’exposition historique. Outre qu’elle était dangereuse aux mains d’imitateurs maladroits (la suite ne l’a que trop prouvé), il y a un idéal supérieur encore à ce mélange pourtant si admirable de vérité et d’artifice ; c’est la vérité toute pure, la vérité du fond et celle de la forme, à la condition que le génie la mette en œuvre.

IV

L’art, chez Thucydide, est, comme la pensée, grave, austère, vigoureux. L’agréable qui n’instruit pas, qui ne sert qu’à charmer, ne trouve pas plus faveur auprès de lui que les mythes des logographes. Dans sa crainte d’amuser, il va jusqu’à sacrifier cette fleur de grâce et de naturel qui est si délicieuse chez Hérodote. Bien rarement le « lion » consent à « sourire », comme disaient de lui les grammairiens de l’antiquité. Ce n’est pas que l’imagination lui manque (Thucydide possède au plus haut degré le don de faire voir ce qui lui paraît mériter la peine d’être vu), mais c’est une imagination rigoureusement gouvernée par la raison, par la science, par la passion de l’utile et du vrai, et toutes ces