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un fait grave la disparition de toute piété[1]. La gravité respectueuse de Thucydide sur ces matières doit faire plutôt songer à l’école d’Anaxagore qu’à la sophistique athée.

Mais ce serait, d’autre part, une grande exagération que d’attribuer à la pensée de l’historien un caractère vraiment religieux. L’un de ses plus savants éditeurs, M. Classen, n’a pas su se préserver de cette erreur. «Thucydide, dit-il, comme beaucoup de natures profondes, éprouve une sorte de pudeur à produire au dehors les sentiments les plus intimes de son âme, particulièrement en ce qui regarde la puissance divine, et à les manifester explicitement par le langage[2]. » Mais, ajoute Classen, quand on sait pénétrer dans sa pensée, on s’aperçoit que, sans ôter à l’homme la responsabilité de ses actes, il met la décision suprême des affaires humaines dans la main de la divinité, et que l’humanité lui apparaît comme essentiellement dépendante. Assurément Thucydide, comme tous les hommes d’expérience et de réflexion, sait à merveille que les calculs humains les plus justes en apparence sont souvent trompés, et qu’il faut faire dans les événements large part à l’imprévu, à la fortune. Il oppose sans cesse la fortune (τύχη) au calcul, (γνώμη). Mais où voit-ou que cette fortune soit, pour Thucydide, autre chose que l’ensemble des causes naturelles inconnues dont la faiblesse de l’esprit humain n’a pu tenir compte ? M. Classen y voit l’action immédiate de la divinité ; Thucydide ne dit rien de pareil. Quant à cette sorte de pudeur qui empècherait l’historien de confesser nettement sa foi, je n’en trouve non plus aucune trace

  1. Thucydide, II, 53, 4.
  2. Classen, Einleitung, p.lvii. : « Thukydides theilt mit vielen tieferen Naturen eine Scheu die geheirmern Empfindungen seines Gemütbes überhaupt, und insbesondere dem göttlichen Walten gegenüber, hervor zukehren und in ausführlieher Rede zu bespreschem » ; etc.