pourtant cette partie de la pièce, la plus étendue de beaucoup, est pleine de péripéties ; mais ce sont uniquement des péripéties morales. Elles consistent dans les alternatives de confiance et de crainte par lesquelles passent ceux qui aiment Ajax et dont le sort est lié au sien. Et elles proviennent de l’insistance passionnée de leurs conseils, de la force pathétique de leurs supplications, de la facilité qu’ils ont à se tromper eux-mêmes, enfin de la dissimulation du héros, moyen suprême pour lui d’assurer la paix et la pleine liberté de sa mort volontaire. Ni Antigone ni Électre, malgré quelques différences intéressantes, ne s’écartent notablement de cette manière, si puissante dans sa simplicité. Toutefois le poète consent à s’y montrer plus habile. L’intervention d’Hémon et celle de Tirésias, dans la première de ces tragédies, sont plus près d’être de vraies péripéties que celle des matelots salaminiens ou de Tecmesse. L’artifice d’Oreste, dans la seconde, la douleur qui en résulte pour Électre, quand elle le croit mort, la joie imprévue qu’elle a de le retrouver vivant, jettent dans l’action une variété plus sensible encore. Œdipe roi est de toutes les pièces de Sophocle celle où il y a le plus d’inattendu. Dès que l’enquête est ouverte, les révélations surgissent et se pressent, fortuites en apparence et brusques. Raison de plus pour y admirer tout particulièrement ce dédain du hasard si caractéristique du grand poète, ce mépris réfléchi de l’événement qui n’est qu’un événement. Toutes ces choses accusatrices, c’est la volonté d’Œdipe qui les provoque, c’est son ferme discernement qui va les chercher là où elles se cachent, qui les lie entre elles et les interprète, qui en tire enfin son propre désastre. Et ce qui en fait la beauté dramatique, c’est l’effet qu’elles produisent en lui, c’est la passion d’aller toujours plus loin dans la vérité, qu’elles accroissent en son âme avec la révélation progressive du malheur. Œdipe roi n’est donc pas une exception ; on a
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