Page:Croiset - Histoire de la littérature grecque, t1.djvu/65

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
15
LA RACE GRECQUE ET SON GÉNIE

nous la trouvons bien plus dans les poèmes de l’Inde ; et les races germaniques et Scandinaves l’ont communiquée plus ou moins à presque tous les peuples modernes[1]. Chez les Grecs, au contraire, elle est relativement faible. En revanche, leur netteté de conception les suit jusque dans les choses abstraites, et là aussi elle a ses avantages et ses inconvénients. Aucun peuple n’a donné à la métaphysique plus de réalité concrète. Non seulement les philosophes poètes des premiers temps se font une mythologie à eux qu’ils substituent à la mythologie populaire ; mais, en plein règne de la prose, les disciples de Socrate ne procèdent pas autrement. Platon se crée un monde de dieux avec ses Idées, il les voit revêtues de formes merveilleuses et il nous les décrit. Les généralisations les moins substantielles deviennent ainsi vivantes ; on leur prête, pour ainsi dire, une physionomie et on se les rend familières. C’est un grand plaisir assurément, mais n’est-ce pas aussi un danger pour la science et pour la saine raison ? Les Grecs ont mis dans le monde à eux seuls plus d’entités métaphysiques que tous les autres peuples ensemble. Combien n’y a-t-il pas de ces fantômes qui ont l’air d’être quelque chose et qui ne sont rien ! C’est la finesse et la curiosité de leur esprit qui en sont principalement coupables, si l’on veut ; mais leur manière de concevoir n’y a-t-elle pas aussi contribué pour une large part ?

Il faut tenir grand compte encore dans l’étude de la littérature grecque d’un trait de caractère qui n’est pas simple, mais qui résulte de presque toutes les

  1. Victor Hugo, Feuilles d’Automne, XXXI.

    Car l’âme du poète, âme d’ombre et d’amour,
    Est une fleur des nuits qui s’ouvre après le jour
    Et s’épanouit aux étoiles.