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courbature, de froid. Nous nous serrons l’un contre l’autre et lâches à ne pouvoir lutter. Un café de chauffeurs nous recueille, et vous dites : « Il est parti, mais, pourquoi serait-il demeuré ? Moi aussi je partirai et toi de même. Je serai seule, tu seras seul, il sera seul. »

Je lui serre les poignets car je ne veux pas qu’elle continue la plus triste des litanies, cette conjugaison du malheur des hommes. Elle ne sent pas l’étau de mes mains. Elle dit encore : « Nous sommes seuls, nous serons toujours seuls. Quelle monstrueuse et obscène membrane pourrait nous lier les uns aux autres, tu entends, nous lier à jamais ? La membrane de l’amitié, la membrane de l’amour ? Nous serions alors semblables à ces jumeaux qui naissent collés et que l’inévitable opération libère non pour la vie, mais pour la mort. Et ces jumeaux, qui oserait les condamner au réciproque esclavage de toutes les minutes ? Il nous faut être seuls : seuls, toujours seuls. »