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LE POÈTE ET LA NUIT


Rendez-vous avec l’ennui, soirs sans amour qui tentent encore de ranimer leur veulerie, les deux coudes sur une table où les yeux ne trouvent même pas, comme sur celle du premier bistrot venu, des nervures en foudres, promesses de continents, cocasseries insulaires, blanches sur fond de marbre rouge, à quoi accrocher un espoir, un rêve. Regard à la dérive, mollusque informe, huître qui ne demande qu’à se laisser gober par n’importe quelle bouche, n’importe quel gouffre. Mais nul n’en boira les larmes, ce piteux résumé d’océan d’où l’orgueil de l’homme voudrait ressusciter la mer et son lyrisme quand sonne l’heure impudique et qu’il n’y a pas un aveu pour ressusciter le vent. Chacun, alors, sans souci de celle des autres, ne se rappelle que sa propre neurasthénie à l’odeur du linge trop longtemps porté. La saoulerie accroche en guirlandes sa mélancolique lâcheté qu’elle veut croire sœur des nostalgies nègres.

Mais, puisque les combinaisons d’alcool n’ont pas allumé la féerie kaléidoscopique dont on avait cru voir la promesse facile au fond d’un verre, tout égoïsme va retourner à son lit sans joie. Juste le temps qu’il faut pour médire à voix basse l’esthétisme du gin-fizz, des hauts tabourets, en attendant qu’on vous rapporte votre vestiaire, mais, soudain, la porte dont on s’approchait, d’elle-même, s’ouvre, comme si le vent enfin retrouvé avait voulu démolir un pan du mur, pour que la nuit et ses miracles fissent escorte au poète qui va entrer, au poète Léon-Paul Fargue.