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en paix avec lui-même. Il pense que sa journée fut bonne, car rien ne s’y trouva désiré ou accompli qui pût choquer des soucis moraux intimes non plus que des conventions. Notre homme en paix se laisse glisser dans ses draps, se réjouit du sommeil à venir, se souhaite une bonne nuit, glousse d’aise, s’écoute glousser d’aise et s’endort.

Belle catastrophe ! Voilà qu’un premier rêve le prend, le prolonge dans la nuit, l’empêche de croire à l’oubli, au sommeil, à la mort. Il se dit que, s’il a tué le temps, dévoré l’espace, c’est qu’il voulait se tuer avec le temps, se dévorer avec l’espace. Une volonté d’anéantissement était à la naissance de tous ses actes. Il désirait prendre une notion des choses pour perdre celle qu’il allait prendre de lui-même. Il pensait que chaque réussite devait être une victoire contre soi bien plus qu’une victoire contre les autres. Il a mesuré le temps, l’espace, pour que ne viennent plus le hanter les notions de Dieu, d’absolu, de vie, de mort. Mais, hors du temps et de l’espace, il reste lui et il sait que sa vie, sa mort ne sauraient être confondues avec la vie, la mort des kilos de viande qui le désignent aux sens des autres. Le sommeil de son corps n’est pas son sommeil. Lui-même, il ne peut se mesurer. Alors, à quoi bon les bornes kilométriques, les montres ? Il a fait comme s’il savait où allait le chemin, combien valait l’heure. Il a marché, il a compté. En fait, il a continué d’ignorer la route, le nombre.

Économie, lâcheté, impuissance. Vaines sont les consolations offertes à sa curiosité, à l’inquiétude de son âme, consolations qu’il baptisait pompeusement : vérités relatives.

La vie est-elle constituée de l’ensemble des phénomènes bien connus ? Notre homme aime-t-il la vie ? Si oui, ayant mis dans cette vie toutes ses complaisances, son amour de la vie, s’il use de quelque logique, va le contraindre à se donner la