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envergure. Tout le monde vantait son enseignement, personne ne le suivait hormis quelques candidats à l’agrégation et deux ou trois jeunes femmes. Mlle Dupont-Quentin aidait son père dans ses travaux. Ils arrivaient ensemble à la Sorbonne, le professeur tout à ses discours, sa fille prenant un air soumis pour l’écouter ; à vrai dire, elle ne paraissait point s’amuser beaucoup, mais j’avais trop de tristesse à oublier pour que la sienne pût m’attendrir ; et puis, je lui reprochais, en moi-même, de s’habiller avec indifférence et de sembler à tel point docile aux manies de son vieux philosophe de père ; en réalité, je ne lui portais que très peu d’attention, car je venais de faire, au cours du professeur Dupont-Quentin, la connaissance d’une autre jeune femme qui, elle, me semblait fort étrange et, même, m’intimidait. Elle avait les yeux plus grands que la bouche, se disait hindoue et poétesse. Quoiqu’elle se montrât vite assez familière, elle ne voulut m’avouer que son petit nom. Elle s’appelait Léila ; je n’osais lui faire la cour.

De temps à autre, j’allais voir mon père. Il avait perdu tout prestige, oublié le petit règlement des plaisanteries militaires et cassé son dernier monocle. Sa santé s’altérait ; on le soignait pour une neurasthénie aiguë ; j’avais pitié de lui.

Pour ne plus le tenir responsable de ma tristesse, je m’accusais moi-même et me reprochais d’avoir trop longtemps cherché ma propre excuse à ses dépens.

Or, un matin que je me rendais chez lui, je m’arrêtai près d’une boucherie. Devant les charrettes de viande, j’avais la curiosité machinale qu’éveille la rencontre des